Il ne se confesse pas. Sous son costume poussin pâle, derrière ses yeux d’estuaire, ses petits pas de deux qu’il calque sur ceux de Fred Astaire, Tony Bennett ne dit rien. De la grande dépression où il est né, de cette Europe où il a porté le fusil contre les nazis, des mariages mafieux pour lesquels il a chanté, de ces dizaines de Noëls californiens quand il peignait avec David Hockney, des longues années de cocaïne, de mélancolie où personne ne s’intéressait plus à sa voix, ni même de ce retour à 85 ans quand Lady Gaga et Amy Winehouse font des duos avec lui et qu’il n’a plus besoin de calculer les dollars sur son compte en banque. Tony fait le spectacle. La politesse des rois.
Mercredi, sur la scène du Miles Davis Hall de Montreux, il arrive enfin après une introduction par sa propre fille, Antonia, à la blondeur vénitienne, au timbre spectral. Il a pris l’habitude, depuis le temps, de se méfier des microphones, qu’il garde à distance pour prouver qu’on peut l’entendre sans électricité. Lorsqu’il chante «Fly Me to the Moon», dans cette salle où les mouches même renoncent à voler, les rangs serrés ont la chair de poule. Tony se tient droit comme une statue calabraise. Il ouvre ses bras, lance des gestes de Monsieur Loyal comme quand il servait dans les restaurants italiens du Queens, à 14 ans, et qu’on lui soutirait une petite chanson contre un pourboire.
«Cette chanson, cela fait 50 ans que je la chante. Qu’est-ce que je dis? Soixante ans que je la chante.» Il cache son visage d’une main légèrement hâlée, d’une peau qui a survécu à deux siècles. Tous les autres, tous ceux à qui il rend hommage, ont vidé le plancher. Frank Sinatra, surtout, auquel on pense sans cesse. La génétique autoritaire du crooner italien. Ce swing américain passé par Las Vegas, ville des sables qu’on arrose sans cesse pour continuer d’y entendre des chansons. Tony Bennett n’a pas touché à son répertoire depuis des décennies. Un jour, il avait essayé de reprendre les Beatles, dans un disque caché sous une pochette affreusement psychédélique; il en était tombé malade de honte.
Le temps lui a donné raison. Alors il s’obstine à reprendre indéfiniment les plus belles mélodies américaines. Des textes qui, aujourd’hui, acquièrent une dimension supplémentaire – c’est le mérite de l’histoire qui est un recommencement. Tony taille un hymne de 1934, «Who Cares», il y est question d’un type qui s’en fiche d’être enterré avec ses actions et ses bons du Trésor pourvu qu’on l’aime. Tony chante «The Best Is Yet To Come», le meilleur est à venir, «The Boulevard of Broken Dreams», le boulevard des rêves brisés. De la poésie de Broadway qui hésite entre l’essor et la chute. Même quand il saisit «La Belle Vie», de Sacha Distel, il y instille une sorte de doute testamentaire. Défié par un rictus de star.
Tony Bennett vient d’une époque où les chansonniers ne profitaient pas de la scène pour s’épancher, où un concert n’offrait pas le prétexte à une psychanalyse. Pur divertissement. La légèreté sans fond de morceaux qui ne dépassent pas deux minutes. Il les enfile comme des perles baroques. Un couplet, un refrain. Le tour d’un monde en 80 secondes. Il faut bien le dire, la voix parfois ne vieillit pas comme un whisky dans le chêne, mais Tony pallie cela, d’une articulation parfaite; parce que le jazz est fait de consonnes plus que de voyelles. Il n’a pas oublié qu’il était à Montreux. Alors, il parle de Charlie Chaplin avant de se lancer dans «Smile». Cela ne sert à rien de pleurer quand on peut sourire.
A la fin, il salue longtemps. Il a l’air authentiquement ému. Même si, avec lui, avec son métier d’illusionniste, rien n’est sûr. Il serre la main des premiers rangs. Une ovation de première, la salle debout. Il doit encore gravir les escaliers du Montreux Jazz pour se faire remettre à l’Auditorium Stravinski un diplôme d’humanité, de pacificateur, par le pianiste Herbie Hancock. Claude Nobs lui enfile une médaille arrimée à un cordon rouge. Tony Bennett ne dit rien. Il remercie des bras. La seule récompense qu’il chérit, c’est ce destin que personne n’a su arrêter. «Je suis à mi-chemin des étoiles», murmurait-il plus tôt.
Dans la salle, les mouches même renoncent à voler