«Meilleur film de fiction, Vitus de Fredi M. Murer. Meilleur documentaire, Das Kurze Leben des José Antonio Gutierrez de Heidi Specogna». Aux derniers Prix du cinéma suisse, en janvier, c'est la surprise. Alors qu'on aurait plutôt parié sur La Liste de Carla de Marcel Schüpbach, c'est le film d'une quasi-inconnue qui l'emporte. L'occasion est enfin arrivée de le découvrir en salles (à Genève, puis Lausanne), un an et demi après sa première mondiale au Festival de Sundance (Etats-Unis)!

En fait, l'auteure de ce film passé depuis par Locarno, Berlin et La Havane (mais refusé à Nyon!) ne tombe pas non plus de nulle part. Née à Bienne en 1959, Heidi Specogna a pour principal défaut de s'être exilée à Berlin pour ses études de cinéma (1982-88) et d'y être restée («malgré un terrible mal du pays»). Avec son compagnon, le cameraman allemand Rainer Hoffmann, elle a déjà signé une dizaine de longs-métrages documentaires (et une fiction), pour la plupart des coproductions avec la Suisse. La Courte Vie de José Antonio Gutierrez est le dernier en date d'une série consacrée à l'Amérique latine, une passion de jeunesse, dont Tania la guerillera (1991, sur une Allemande morte avec «Che» Guevara en Colombie) et Tupamaros (1996, sur les ex-guérilleros victorieux d'Uruguay). Ce film étonnant suit la trajectoire tragique du premier soldat «américain» tombé en Irak: un jeune Guatémaltèque trimballé d'une guerre à l'autre par le nouvel ordre mondial étasunien.

Le Temps: Comment êtes-vous tombée sur ce sujet en or?

Heidi Specogna: En 2003, je travaillais sur deux projets au Guatemala, l'un sur la guerre civile qui a dévasté le pays pendant trente-cinq ans et l'autre sur les enfants de rue. Je m'étais déjà rendue plusieurs fois sur place pour mes recherches, mais je n'arrivais à obtenir de financement ni pour l'un ni pour l'autre. J'avais aussi un troisième projet, consacré à la situation en Irak avant la guerre, qui a bien sûr capoté à peine celle-ci déclenchée. Là-dessus, j'apprends par un ami de retour d'Amérique centrale que les Guatémaltèques sont très fiers que le premier mort de cette guerre soit l'un d'eux! Soudain, c'était comme si ce temps perdu sur des projets avortés faisait sens. A travers la biographie de ce garçon, je tenais l'occasion rêvée pour relier toutes ces pistes, montrer une réalité encore plus complexe que prévu. Grâce à mes recherches, j'avais même les images devant les yeux! Une semaine plus tard, je retournais là-bas pour enquêter.

– Vous aviez une longueur d'avance sur d'éventuels concurrents!

– J'ai quand même rencontré un gros problème, du fait d'un projet de fiction hollywoodienne. Comme cela arrive dans ces cas, on achetait le droit de parler des protagonistes de cette histoire. La famille d'accueil de José Antonio en Californie était ainsi liée par contrat. Heureusement, ce projet s'est dégonflé pendant que je tournais. Lorsqu'on a appris qu'il avait été un enfant de rue, avait eu des problèmes de drogue et était un immigrant clandestin, Hollywood n'était plus si chaud. Et quand je suis arrivée aux Etats-Unis, la voie était libre.

– J'imagine que, cette fois, les financements ont été plus faciles à trouver?

– Cela peut paraître un peu cynique, mais c'est ainsi: si José Antonio avait été le 3e ou 4e mort de cette guerre, le film n'existerait même pas. Là, je tenais cet «argument de vente» imparable nécessaire pour placer un projet auprès des télévisions et d'autres instances d'aide. Six mois après l'envoi du dossier, j'avais déjà mon financement – ce qui est très rapide pour un documentaire.

– Le tournage, lui, n'a pas dû être de tout repos…

– J'ai suivi la chronologie du parcours de José Antonio. Nous sommes partis à cinq au Guatemala, puis au Mexique et aux Etats-Unis. La logistique n'était pas simple, s'agissant d'une sorte de road movie où l'on ne peut pas revenir en arrière. Le plus dangereux a été la frontière entre le Guatemala et le Mexique, avec les trains circulant sans horaire et le risque d'attaques armées. Autre difficulté: les autorisations de tournage à la caserne des marines ou avec la police-frontière américaine, qui prennent une bonne année. Heureusement, j'étais avertie et j'ai donc commencé par ça. Aujourd'hui, ce ne serait même plus possible, tant tout s'est durci. J'ai déjà eu l'impression de n'y être parvenue que grâce à une sorte de «panne» administrative.

– Comment ça?

– Parce que j'ai soumis mon projet sans chercher à tricher, en expliquant mon intérêt pour le personnage. Je me sentais plus à l'aise comme ça. L'autorisation a quand même fini par tomber et nous avons pu filmer ce que nous voulions. Ils nous ont juste affirmé qu'aucun des compagnons de José Antonio ne se trouvait plus au camp. Mais quand nous y avons retrouvé son sergent, malgré la présence d'un attaché de presse, il a pu parler très librement, sans la moindre censure. Dans ces cas-là, il peut être utile d'être une femme: c'est comme si on ne vous prenait pas vraiment au sérieux (rire).

– Comment suit-on la trace de quelqu'un qui n'a guère laissé d'images derrière lui?

– En fait, j'ai été étonnée qu'il ait laissé des traces! S'agissant d'un orphelin à la rue, je m'étais préparée à devoir raconter toute son histoire en «off», sur des images des lieux aujourd'hui et de gens au parcours semblable. En partant, je n'avais que deux témoins: un travailleur social au Guatemala et une autre en Californie. Tous les autres, de l'éducateur Patrick Atkinson à Engracia, la sœur de José Antonio, sont venus après. Il faut vraiment croire en sa bonne étoile! Miguel, le soldat qui l'a vu mourir, est réapparu pendant que nous étions chez la famille d'accueil. Il a d'abord refusé de parler, mais trois jours après, c'est lui qui me rappelait. Il a suffi d'une question et il nous a déversé d'une traite toute cette histoire qu'il n'avait jamais racontée auparavant!

– En sait-on plus sur cette fameuse mort par une «balle amie»?

– On sait qui a tiré et comment c'est arrivé. Il y a aussitôt eu une enquête et le soldat responsable a été muté, pour finir par quitter l'armée. Ce n'est pas évoqué dans le film parce que le sergent ne nous en a parlé qu'après l'interview, donc «off».

– Peut-on présenter Gutierrez comme une victime de la guerre civile?

– Indirectement, oui. Ses parents ont dû fuir leur village indien, qui fut rasé par l'armée peu après. Sa mère était vendeuse de tortillas et son père ouvrier agricole. Une fois arrivés dans la capitale, ils avaient vraiment tout perdu. La mère est morte de tuberculose peu après, laissant le père seul avec leurs trois enfants: la sœur aînée, José Antonio et un bébé. Il était devenu alcoolique et quand le bébé est mort d'une pneumonie, il a préféré donner la fille. Et un beau jour, le fils s'est réveillé à côté de son père mort! Le film ne fait que survoler ces questions d'origine et d'identité, parce que je ne disposais que de 75 minutes et qu'il a fallu faire des choix drastiques. De haute lutte, j'ai finalement obtenu d'Arte de pouvoir monter à 90 minutes…

– Pourquoi n'avoir pas fait parler des spécialistes pour rendre plus explicite le propos politique du film?

– J'ai filmé plusieurs interviews dans ce sens. Le consul du Guatemala à Los Angeles, par exemple, présentait sans détours la question de l'émigration latino. Mais j'ai finalement décidé de ne retenir que les témoignages de ceux qui avaient vraiment côtoyé José Antonio. Le film n'est déjà pas simple comme ça, avec ses trois temps entremêlés: le contexte de départ au Guatemala, la vie de Gutierrez et l'actualité en Irak. S'il tient la route, c'est grâce à certains choix dramaturgiques stricts comme celui-ci.

– Le film garde une certaine neutralité de ton. Vous n'accusez pas…

– J'aime pouvoir tabler sur une forme de collaboration du spectateur: je lui raconte ce que je sais et il complète avec ce qu'il sait. En règle générale, je préfère me tenir en retrait, derrière mon protagoniste. Et puis, cette histoire parle aussi d'elle-même. Aux Etats-Unis, où le film circule depuis quelques mois, distribué par une compagnie canadienne, j'ai l'impression qu'il touche plus de gens comme ça, grâce à cette absence de propagande.

José Antonio Gutierrez, de l'orphelin au soldat décoré.La cinéaste s'est lancée dans son enquête avec ces deux seules photos en main. ARCHIVES

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«J'aime tabler sur

la collaboration

du spectateur: je lui raconte ce que je sais et il complète»

«Lorsqu'on a appris qu'il était un immigrant clandestin, Hollywood n'était plus si intéressé.»