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«La Traviata» résiste au chant des sirènes

L'Orchestre de la Suisse romande, invité samedi aux Chorégies d'Orange pour y présenter l'opéra de Verdi, a eu quelques sueurs froides lors de la première, chahutée par certains intermittents du spectacle. Soirée haute en couleur.

Dans sa version courante, La Traviata de Verdi a quatre actes. Un modèle du genre: rencontre amoureuse, interdit paternel et sacrifice, jalousie et pâmoison, puis mort lente de l'héroïne dans les bras de l'amant, qui comprend mais trop tard la sincérité de la dame.

Dans la version inédite donnée samedi au Théâtre antique d'Orange, la dramaturgie est beaucoup plus rocambolesque. Même Alexandre Dumas fils, dont La Dame aux camélias sert de trame au livret de Verdi, est battu à plates coutures.

Le climat est chaud à Orange, qui abrite le plus ancien festival de France. Depuis 1869, les Chorégies sont le rendez-vous d'un art lyrique populaire, dont le décor historique en fait une sorte de Vérone provençale. Entre-temps, le Font national y est devenu majoritaire. La municipalité oscille entre la fierté que lui procure le festival et la réticence à mettre la main au porte-monnaie. Le message du maire, lu dans le programme des Chorégies, est plutôt explicite. «Loin de la culture «urbaine» financée systématiquement par l'argent public et martelée par certaines télévisions et radios, les spectacles proposés cette année donneront vie […] à notre patrimoine. Les Chorégies […] sont le miroir de notre identité européenne et une manifestation d'enracinement. Nous nous en réjouissons.»

De ce fait, les Chorégies, moins réjouies, vivent très majoritairement de leur billetterie. Une seule édition annulée hypothéquant sérieusement les prochaines, les intermittents du spectacle n'ont pas jugé opportun d'y faire grève. Ici, artistes et techniciens ont choisi la pondération: tracts, dialogue et débats publics, pour expliquer la spécificité de leurs professions. Un choix qui n'a rien de simple, malgré les apparences, et qui leur vaut ici l'animosité d'une partie, certes minoritaire, du public, et celle des partisans radicaux de la grève. L'attitude de France 2, qui a cru bon d'insérer dans la retransmission d'Otello (production d'Orange diffusée le 15 juillet dernier) trois encarts «publicitaires» vantant les accords de l'Unedic, avait jeté de l'huile sur le feu d'un été festivalier déjà bien calciné.

Pourtant samedi, ce n'est ni au public ni aux grévistes que La Traviata a dû faire face, mais à des saboteurs anonymes, venus discréditer, avec des sirènes de voiture commandées à distance, les revendications les plus légitimes. C'est d'abord assez drôle. Quelques aigus tonitruants assénés durant les premiers solos ont servi de déclencheurs à une agressivité générale qui ne demandait qu'à sortir: la moitié du public injurie les provocateurs anonymes, l'autre moitié injurie alors la première pour avoir la bêtise de réagir… C'est ensuite pathétique. A la cinquième sirène, Pinchas Steinberg, en nage, interrompt l'Orchestre de la Suisse romande (OSR), couvert par les hurlements, essaie de calmer les esprits, puis reprend la baguette. La Traviata avance, recouverte des trompes de la discorde, jusqu'à la fin du premier acte.

Vingt minutes plus tard, la machine infernale étant désamorcée, l'opéra reprend ses droits. Si le spectacle présenté sur scène est moins révolutionnaire que celui joué dans les gradins, il n'a rien d'insipide. Dans le décor naturel, les images projetées sur l'imposant mur antique ajoutent à la magie du lieu, pour évoquer sur la pierre le velours du théâtre à l'italienne ou le palais transalpin. Y déambule, dans la mise en scène propre mais éclairée de Robert Fortune, un chœur de 80 personnes, luxuriant, mobile, et historiquement flou: crinolines, costumes d'arlequin et queues-de-pie côtoient sans que çela ne gêne des danseuses en string et des toreros, lors du 3e acte dévolu à la fête. C'est ensuite la sobriété d'un cortège de pleureuses, têtes couvertes et bouquet à la main, au début du 4e, qui sert de prémonition à la mort à venir.

L'OSR, remis du chahut, enveloppe Verdi d'un tissu sonore fin, parfois excessivement sobre. Cette Traviata n'en est pas moins une réussite, qui réunit trois chanteurs idéaux pour leur rôle. Carlo Guelfi a incarné Germont dans un nombre incalculable de productions; sa carrure et son autorité restent appropriées autant que sa voix. Idem pour Rolando Villazon, le jeune ténor mexicain, à qui le rôle d'Alfredo devrait coller à la peau pour plusieurs années encore: timbre arrondi, présence scandée et puissance vocale qui le dispensent des tensions si récurrentes dans ce registre. Enfin, et pas seulement parce qu'avec Rolando Villazon, elle a survécu à la concurrence déloyale des alarmes, il faut s'incliner devant Inva Mula. La soprano d'origine albanaise est née pour le rôle de Violetta, qui la poursuit partout non sans raison. Même dans le blanc de ses robes meringuées, la chanteuse traite de couleurs de voix et de nuances. Ce qui n'est pas exactement donné à tout le monde à ciel ouvert, devant plus de 8000 personnes.

Parmi celles-ci, il y en avait bien 5000 debout pour l'acclamer. Et presque autant pour huer le metteur en scène, Robert Fortune, venu lors des saluts expliquer les déboires involontaires de la soirée et s'en excuser, avec les intermittents engagés sur La Traviata… Les Chorégies, en matière de chahut, c'est bien mieux qu'Astérix.