«Oui, j’utilisais Megaupload. Non, je n’ai pas prévu de reposter quoi que ce soit.»

Le message affiché par le blog Smutshake Cupcake, spécialisé en raretés musicales asiatiques, résume bien l’ambiance qui règne sur Internet depuis la fermeture de Megaupload par la justice américaine, il y a deux semaines. Au-delà de la saga judiciaire qui débute, la fermeture des serveurs du géant du téléchargement direct, suivie de la débandade de nombreux services similaires, a profondément touché la vie quotidienne des internautes. Avec pour effet collatéral la destruction de la plus gigantesque médiathèque collaborative du monde – qui n’hébergeait pas que des blockbusters.

Désolation. Depuis quinze jours, les internautes comptent donc les morts. Combien d’albums de rock psychédélique, tirés à 30 exemplaires en vinyle et un jour numérisés par quelques fans, ont disparu? Combien de films de zombies en VHS, récupérés au fond d’un vidéoclub en liquidation? Au bénéfice de la lutte contre le piratage des œuvres les plus visibles, c’est un pan négligé de la mémoire culturelle internationale, une montagne d’œuvres qui n’ont jamais été rentables, qui a été déconnecté.

Chez Mutant Sounds, un site de référence qui se charge d’exhumer et d’archiver des disques expérimentaux absents du commerce comme des plateformes de streaming comme Deezer ou Spotify, Eric Lumbleau se dit «dégoûté mais pas surpris» de la fermeture de Megaupload: «Ma réaction est la même que celle des manifestants pacifiques qui se font asperger de gaz au poivre.»

Même désolation du côté du blog La Caverne des introuvables, qui revendique la «centralisation participative de films rares ou épuisés», promettant de les retirer de ses pages en cas de réédition. Au-delà de la fermeture de Mega­upload, Acromega, le tenancier de La Caverne, explique que c’est «un contexte général défavorable» qui l’a poussé à stopper ses activités. «Un ami plutôt bien informé m’a prévenu qu’il était possible que le gouvernement français fasse quelques coups d’éclat avant les élections, pour profiter de l’effet médiatique de la fermeture de Megaupload. Nous n’avons pas envie de servir de cible de dernière minute et de faire la promo de Sarko. […] Je n’ai pas de tristesse vis-à-vis de la disparition de Megaupload­, c’est un monstre engendré par les premières lois anti-partage. C’était une entreprise purement commerciale visant à remplacer le système gratuit peer-to-peer qui avait été mis en cause.»

Cette impression de se retrouver au milieu d’une guerre qui ne les concerne pas est la même parmi les habitués de ces blogs underground. David, qui utilise le pseudonyme Davidfromlille, fréquentait régulièrement My Duck Is Dead, un site dédié au cinéma bis, peuplé de Blood of Fu Manchu et autre Pirates des glaces, mais aussi de séries B érotiques. «Je venais y trouver un cinéma d’exploitation qui n’est pas distribué par les éditeurs français – je peux le comprendre – et n’intéresse pas les chaînes de télé, explique-t-il. Sur My Duck Is Dead, j’ai découvert des films incroyables de toutes les nationalités, qui ont aujourd’hui été supprimés à cause de personnes qui profitent d’Internet pour mettre en ligne Intouchables ou les derniers blockbusters américains. C’est injuste.»

Il ne fait de doute pour aucune des personnes interrogées que le monde des blogs de partage désintéressé va renaître. Mais sous quelle forme? La Caverne des introuvables promet de revenir «le soir du second tour [de l’élection présidentielle, française, ndlr] si le candidat qui s’est clairement prononcé pour l’arrêt de l’Hadopi [loi française pour la protection du droit d’auteur sur Internet, ndlr] et la mise en place d’une licence globale est élu».

Certains blogs ont déjà commencé à reposter leurs fichiers sur des services similaires à Mega­upload, comme MediaFire, ou migré vers des sites russes à la légalité peu évidente. D’autres sont repassés au peer-to-peer, préférant courir le risque de se faire attraper par les gendarmes du Web telle l’Hadopi.

Curieux. Les derniers se replient vers des forums fermés, alors que les dix ans écoulés avaient imposé à cette nébuleuse culturelle connectée un esprit partageur, à la disposi­tion de tous les curieux de passage. C’est cet état d’esprit au­jourd’hui remis en cause que décrit le critique britannique Simon Reynolds dans son ouvrage Rétromania, à paraître la semaine prochaine: «Par le passé, être collectionneur revenait à dire: «Je veux mettre la main sur quelque chose que personne d’autre ne possède.» A l’heure de l’essor des blogs de partage de raretés, le discours est devenu le suivant: «Je viens de mettre la main sur quelque chose que personne d’autre ne possède, et je vais sur-le-champ le rendre disponible pour tout le monde.»