A le voir débarquer tout sourire, cheveux blonds mi-longs, yeux bleus et T-shirt noir en V, personne ne lui donnerait ses 50 ans, dont 25 de carrière à l'écran. Quel est donc le secret de celui qui fut tout à la fois le Jésus de La Dernière tentation du Christ et le Goblin vert de Spider-Man? Et de son enthousiasme apparemment intact pour son métier?
Willem Dafoe a débarqué jeudi à Locarno pour récolter son Prix de carrière, profitant d'une pause sur le tournage de Mr. Bean 2. Il vient d'achever celui du thriller The Walker de Paul Schrader, et s'apprête à rejoindre Harvey Keitel et Valeria Golino sur le plateau de The Dust of Time de Theo Angelopoulos.
Inutile de chercher plus loin ce qui a séduit Locarno chez cet Américain atypique: l'éclectisme et l'audace de ses choix autant que l'excellence constante de son jeu. Il est loin le temps où l'on se demandait qui était ce junkie new-yorkais venu jouer les ordures à Hollywood dans Les Rues de feu et Police fédérale, Los Angeles de William Friedkin. Depuis, l'homme est sorti de l'ombre, s'avère être l'un des plus chics types et des comédiens les plus «clean» de Hollywood. Prototype de l'acteur américain intelligent, il semble même sur le point de supplanter Harvey Keitel, John Malkovich ou William Hurt dans ce difficile exercice d'équilibriste. «Je me sens un peu comme un aventurier, qui chercherait des expériences aussi différentes que possible», a-t-il résumé lors de sa conférence de presse. «J'ai compris que c'était aussi bon pour ma santé spirituelle que pour ma carrière.»
Même si des traits anguleux et son parcours suggèrent le contraire, Dafoe a connu une éducation plutôt conventionnelle. Né au fond du Middle West, dans le Wisconsin (nord des Etats-Unis) et la même ville que le sénateur Joseph McCarthy (mais aussi que le «roi de l'évasion» Harry Houdini), il est l'un des sept enfants d'un chirurgien du nom de William Dafoe. Baptisé William, junior reçoit tôt le surnom de Willem, qu'il conservera comme acteur malgré sa déroutante consonance hollandaise. Autre signe de son anticonformisme à venir, son expulsion du collège pour cause «d'expérimentations vidéo malsaines» («Je tournais des portraits d'outsiders de l'école, dont un dealer, un sataniste et un nudiste», proteste-t-il aujourd'hui).
Intéressé dès l'adolescence par le métier d'acteur, il intègre à 17 ans la section d'art dramatique de l'Université de Milwaukee, mais la quitte pour s'engager dans une troupe locale expérimentale, le Theatre X. La révélation du Wooster Group de New York, découvert en tournée, sera le déclic: déménageant à New York, il parvient à s'insinuer dans cette troupe d'avant-garde, et partage bientôt la vie de son animatrice Elizabeth LeCompte. Comme l'Actor's Studio pour tant d'acteurs des années 1950-1960, le Wooster Group deviendra sa base, même si son ambition ne s'arrête pas là. Une première expérience hollywoodienne se solde par un échec cuisant: engagé pour le grandiose western La Porte du Paradis de Michael Cimino, il se fait illico renvoyer. Qu'à cela ne tienne, il débute deux ans plus tard dans le rôle principal, un motard sexy post-Brando, de The Loveless, premier film d'une inconnue nommée Kathryn Bigelow. Quelques films indépendants plus tard et c'est rebonjour Hollywood, qui le voit d'emblée comme un parfait super-méchant.
Conscient du danger de «typecasting» qui le guette, il se met en quête de rôles positifs dans des films plus modestes. Bingo! Son «bon sergent» christique dans Platoon (1986), projet fétiche d'un Oliver Stone encore à peine connu, lui vaut une première nomination à l'Oscar. Et d'être remarqué par Martin Scorsese, qui le convie à devenir son Jésus si humain et tiraillé de La Dernière tentation du Christ. Sur ce dernier tournage, il fait la connaissance du scénariste Paul Schrader, natif du Michigan dont il partage l'éducation puritaine. Il deviendra son bouleversant dealer de Light Sleeper (1992) avant de réapparaître pour lui dans Affliction et Auto Focus (en pornographe corrupteur!).
Sa réputation est faite. Désormais, il peut tout se permettre: brèves apparitions excentriques (Sailor et Lula de David Lynch, eXistenZ de David Cronenberg) ou films étrangers (Si loin si proche de Wim Wenders, Pavillon de femmes du Chinois Ho Yim), tandis qu'Hollywood le redemande, lui valant autant de nominations aux Razzie Awards (pour les pires performances de l'année) qu'aux Oscars. «En fait, je ne recherche pas l'éclectisme autant qu'on pourrait le croire. C'est le travail qui vous trouve plutôt que le contraire», avoue-t-il, tout en assurant ne rien renier et se satisfaire pleinement de son métier d'acteur: «J'ai toujours voulu être dans l'histoire, même s'il s'agit d'une pulsion infantile.»
Séparé d'Elizabeth LeCompte et marié depuis peu à une jeune cinéaste italienne, Willem Dafoe se trouve aujourd'hui à un nouveau tournant. «A l'avenir, je me vois davantage en Europe. Et je cherche à renouer d'une autre manière avec le théâtre», annonce-t-il sans se départir de son grand sourire. Tant que son strict régime végétarien et sa pratique du yoga le maintiendront dans une telle forme physique, on peut s'attendre à tout de sa part!