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Un délicieux pacte de dupes

Dans «Quelques Obscurcissements», Alain Fleischer joue avec le lecteur tel un meneur de bonneteau. Il modifie légèrement des textes déjà parus, en change l'ordre et donc le sens.

Alain Fleischer. Quelques Obscurcissements. Seuil, Fiction & Cie, 168 p.

L'Ascenseur. Fiction. Le Cherche-Midi, Styles, 110 p.

«Pour sauvegarder l'image de sa noblesse et de sa gravité, l'écriture veut faire oublier qu'elle est d'abord un jeu, un de ces jeux solitaires qui invite la multitude anonyme des partenaires invisibles à accepter la règle: la règle du jeu de l'écriture est sa seule vérité, sa matière mensongère, son pacte de dupes», écrit Alain Fleischer dans L'Ascenseur, un petit livre où il introduit longuement une courte nouvelle qui «n'a débouché, dit-il tout à la fin, que sur un début, une ouverture: un roman maintenant prêt à s'écrire» et dont il ne dira rien. Quel meilleur commencement, en effet, qu'une rencontre fortuite dans un ascenseur, un de ces lieux où peut se déployer, outre l'angoisse des claustrophobes, l'imagination débridée, mais surtout sans conséquences, fécondée par les corps enfermés très provisoirement dans cette boîte? Le voyage étant interrompu, et la rencontre fortuite destinée à disparaître dans l'oubli, il est possible de tout inventer.

Alain Fleischer est joueur. Et son talent est de nous entraîner à jouer avec lui, même quand on a d'abord l'impression qu'il est un meneur de bonneteau, dissimulant de ses mains agiles la pièce de monnaie sous le gobelet retourné où l'on n'ira jamais la chercher. Dans Quelques Obscurcissements, il s'agit bien de déplacer des objets ou, plus exactement, des textes. Deux textes déjà publiés au début des années 1990 et qu'il reprend ici, légèrement modifiés, insuffisamment pour que l'on puisse les qualifier de nouveaux, mais dans un ordre et à un moment qui en modifie la lecture, et donc le sens, la vérité de l'écriture.

En 1991, Alain Fleischer publie un livre intitulé Quelques Obscurcissements composé de deux textes. Le premier, dans l'ordre de l'édition, est une sorte de conte hoffmannien, La Fontaine von Teck, dans lequel le narrateur découvre une fontaine dotée d'un mécanisme fabuleux, qui lui expédiera finalement un crachat au visage. Le deuxième texte, Quelques Obscurcissements, raconte les circonstances dans lesquelles a été écrit La Fontaine von Teck. Le narrateur, Alain Fleischer probablement, sûrement, décrit une journée de 1964 passée à Londres chez Auntie Lenke et Uncle Bandi, des Hongrois émigrés en Angleterre, pour y fêter son vingtième anniversaire. Tante Lenke et Oncle Bandi sont des personnages importants dans la vie d'Alain Fleischer, non seulement parce qu'ils sont les témoins de son propre passé, mais parce qu'ils sont aussi les témoins d'un passé familial, celui des juifs hongrois dont la plupart ont été exterminés par les nazis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il y a des histoires dont on reparle sans cesse, et d'autres «dont on ne parle qu'une seule et unique fois, après quoi on peut y repenser chaque jour et toute une vie, mais en reparler le moins possible».

C'est ainsi que se fêtent ces vingt ans, avec la cuisine au goût de paprika et les conseils de Auntie Lenke qui voudrait que son neveu s'habille et se conduise comme un gentleman au lieu de porter des jeans et des chemises à col ouvert. En cadeau, en plus de la mémoire familiale, Alain reçoit une «splendide veste en daim» avant de s'en aller vers l'aéroport pour retourner à Paris. C'est alors, au moment où se referment les portes du métro, qu'il se trouve face à une jeune femme de type eurasien qui lui dit «Tu as grandi», et qu'il finit par reconnaître. C'est Barbara, avec laquelle il vécut sa première histoire d'amour, sept ans plus tôt, dans la famille anglaise où il apprenait l'anglais - Alain Fleischer a raconté cette histoire dans son précédent roman, L'Amant en culottes courtes (Seuil).

Il y a ensuite les impossibles retrouvailles, les vies que plus rien ne rapproche et qui pourtant se frottent douloureusement dans le brouillard londonien. «Je n'ai jamais revu Barbara qui, au moment où j'écris ces lignes pour la première fois [en 1990] devait avoir cinquante-trois ans», dit Alain Fleischer. Revenu à Paris, il rédige d'un trait et dans la fièvre La Fontaine von Teck.

En 1990, L'Amant en culottes courtes n'avait pas été écrit et Quelques Obscurcissements ne faisait qu'expliquer après coup (obscurcir, dit Alain Fleischer) les circonstances qui entouraient la rédaction de La Fontaine von Teck. En 2007, ce texte devient «la suite et la fin de L'Amant en culottes courtes», une suite et une fin auxquelles s'applique merveilleusement la dernière phrase de L'Ascenseur qu'il faut maintenant citer complètement: «Je me dis alors qu'il est parfois difficile de trouver la fin d'une histoire et que, lorsqu'elle est apparue au bout du compte, il faut admettre que toute cette recherche pour aboutir à une conclusion, à un final, n'a débouché que sur un début, une ouverture: un roman, maintenant prêt à écrire», un livre qu'Alain Fleischer aura publié seize ans plus tard et dont il laisse entrevoir parce qu'il l'entrevoit lui-même, un an après, la place qu'il occupe dans une œuvre qui apparaît comme une admirable composition et un délicieux «pacte de dupes» avec le lecteur.

«L'Amant en culottes courtes» reparaît le 6 septembre dans la collection Point/Seuil.