Recréer la photographie pour son seul (més)usage revient à faire feu de tout bois, à construire des boîtiers, des objectifs et agrandisseurs à partir de matériel de rebus, comme des boîtes de conserve, des bouts de cartons et de plexiglas, des caisses de bois. La capsule d'une bouteille de bière Klassik (la marque la meilleur marché en Tchécoslovaquie) tient lieu de remontoir. Un mélange abrasif de pâte dentifrice et de cendres sert à polir les lentilles. Seuls les films 35 mm ne sont pas fabriqués par ce bricoleur tenace, ce «marginal réfractaire au dressage éducatif et au conditionnement culturel», pour reprendre la définition que Michel Thévoz donne de l'artiste d'Art brut.
Armé de ses appareils construits de bric et de broc, Miroslav Tichy peut assouvir ses pulsions voyeuristes, trois décennies durant, à raison de trois films de 36 poses par jour. Il est d'abord moqué, puis laissé en paix, ce qui lui permet de lâcher sa bride obsessionnelle. D'un bout de la journée à l'autre, il suit les femmes de sa petite ville, dans la rue, les parcs, à la piscine, dans les magasins, à la terrasse des cafés. Des femmes plutôt jeunes, plutôt rondes. Il les cadre de dos, plonge dans leur décolleté, saisit une cuisse, un cou, un profil, surprend une baigneuse qui prend une pose d'Odalisque, ou une vendeuse qui offre un dos classique à la Ingres. Miroslav Tichy est un érotomane pudique: aucune de ses images n'est indécente. Mais ce monomaniaque nous rappelle, en poussant la pulsion à bout, que l'acte photographique est essentiellement un geste voyeuriste.
Comme ses optiques sont d'une qualité propre à flanquer des cauchemars à un technicien de Leica, et que ses agrandisseurs sont encore pires, les images en noir & blanc sont floues, grisâtres, mal révélées, mal fixées, mal séchées. «Pour prendre une bonne photo, sers-toi d'un mauvais appareil», conseille l'ermite de Netcice, qui travaille dans un atelier-capharnaüm semblable à celui du peintre Francis Bacon. Le photographe redessine souvent un visage indistinct, une silhouette vaporeuse. Il retouche, surligne, découpe, ajoute des couleurs, place souvent ses images dans des passe-partout sommaires, eux-mêmes coloriés. Ce travail de repentir sur l'épreuve photographique évoque la production d'un fantasme, construction imaginaire autant que tentative d'échapper à la réalité. Les images ont elles-mêmes cette qualité fantasmatique, érotisée, transitoire, mi-réelles mi-oniriques. Chez Miroslav Tichy, à l'évidence, la photo est un support hallucinatoire.
Le photographe est un maître de la transgression, mais aussi de la régression, au sens d'évolution vers le point de départ. Ses images paraissent revenir aux sources mêmes de la photographie, et mimer les premiers essais bituminés de Niépce ou les longues poses des daguerréotypistes. Pour justifier sa folle entreprise, Miroslav Tichy remonte encore plus loin, aux origines de la pensée occidentale. Il cite Platon, le mythe de la caverne et le monde des apparences. Il paraphrase Héraclite: «Ce que je fais revient à laisser le temps s'écouler.» A la manière d'un Démocrite, ou d'un Epicure, Miroslav Tichy se définit aussi comme un atomiste qui recrée le monde dans sa chambre noire. Il s'inspire enfin de Diogène le Cynique pour marteler que «La beauté et la perfection n'intéressent personne», et que l'on peut vivre plus ou moins heureux dans un taudis de Moravie, loin des conventions, loin des idéologies, l'œil rivé à une boîte de carton.
Miroslav Tichy, photographies, Kunsthaus de Zurich. Jusqu'au 18 septembre. Ma-je 10 h-21 h, ve-di 10 h-17 h. Rens. http://www.kunsthaus.ch ou tél. 044 253 84 84.