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Un escroc à la petite semaine se laisse embarquer dans un coup fumeux avant d’être rattrapé par ses obligations de père. Un magnifique portrait de loser brossé par Richard Lange, un maître du genre

Ecriture sous haute tension. Petites scènes chapardées au bord des comptoirs. Miettes de destins éparpillées au fond des cendriers. Existences en lambeaux, crayonnées dans l’urgence. Anges déchus, chiens battus, âmes cabossées, pauvres bougres «KO debout». Les histoires que raconte Richard Lange depuis Dead Boys (Albin Michel, 2009) ne sont pas glorieuses, et il en tire des polaroïds saisissants de vérité.
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On pense bien sûr à John Fante. Comme lui, Lange met en scène des Américains en pleine déroute qui, tous, vivent des vies de patachon «avec des bombes dans l’estomac», du côté de Los Angeles – sa ville fétiche. «J’aime cette cité comme je pourrais aimer quelqu’un. Elle me tue et m’enchante chaque jour», dit le romancier. Mais, avec lui, on est loin d’Hollywood et de ses paillettes, loin de Sunset Boulevard et de ses illusions plaquées or. Ce qu’il arpente, ce sont les impasses, les culs-de-sac, les chemins de traverse, les parloirs des pénitenciers, les lotissements bétonnés, les parkings des motels et des cafétérias, tous ces «bas-fonds du rêve» où ses personnages se bricolent des existences provisoires dans des décors qui leur font perdre la tête.
Ils se fuient, se mentent, tirent sur leurs joints, siphonnent des bières, s’abrutissent devant la télé, s’inventent des amours à la va-vite et s’en débarrassent aussitôt. Ils sont morts? Presque. Mais Lange s’escrime à rallumer en eux la petite étincelle qui les remettra en selle. Jusqu’au prochain couac. Jusqu’à la prochaine dégringolade.
«Le roi de la tchatche»
Los Angeles, la voilà encore au cœur du nouveau roman de Lange, comme un théâtre de tous les possibles et de tous les dangers. Mais avant d’y débarquer, le héros de La dernière chance de Rowan Petty va commencer par pousser sa galère dans un motel miteux de Reno (Nevada), «la plus grande petite ville du monde». Au mitan de son existence, ce Rowan Petty est au bout du rouleau. Comme il prétend être «le roi de la tchatche», il vivote d’arnaques minables, de combines foireuses où il s’escrime à embobiner les naïfs avec son téléphone portable, leur promettant monts et merveilles pour leur soutirer quelques dollars.
«La désillusion s’était propagée dans son corps comme une tumeur»
Abandonné par sa femme et sa fille, Petty devine qu’il a fini par épuiser son quota de chance. «Il venait de passer ses quarante ans et ce chiffre lui trottait dans la tête quand il fixait les brûlures de cigarettes sur le couvre-lit en polyester de sa chambre, dînait de hot-dogs à un dollar et lavait ses caleçons dans le lavabo. Il respirait l’air recyclé du motel depuis une semaine, l’odeur dégueulasse de la clope et du désespoir, et la désillusion s’était propagée dans son corps comme une tumeur.»
Le coup du siècle
Lange a l’art du portrait. Il sait aussi y ajouter un zeste de roman noir lorsqu’un autre escroc propose à Petty une affaire mirobolante: filer à Los Angeles pour découvrir la planque où des soldats passablement mafieux, en poste en Afghanistan, auraient caché un butin faramineux de deux millions de dollars. Le coup du siècle. L’occasion de se refaire pour Petty, qui s’embarque vers la Californie avec sa Rolex de contrefaçon et sa copine Tinafey – qui s’éprendra de lui après n’avoir pratiqué que des amours tarifées.
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Les voilà à Hollywood, d’abord, sorte de Disneyland pour gogos dont les boulevards donnent l’impression «d’avoir la gueule de bois», avec des meutes de touristes hébétés. «Ils étaient venus en pensant voir des stars de cinéma, des villas grandioses, des limousines de luxe, au lieu de quoi ils se retrouvaient à traîner leurs mioches blasés dans une énième galerie marchande, ressemblant en tout point à celles qu’ils s’étaient déjà tapées à Las Vegas, Orlando ou Nashville.»
Course contre la montre
A Los Angeles, le héros de Lange découvrira une ville «au quadrillage orangé s’étendant à l’infini», avec certains quartiers tatoués de tags gigantesques, comme une lèpre incurable. Quant au pactole, il faudra que Petty le déniche au plus vite. Pour la bonne cause, cette fois: sa fille Sam est gravement malade et ce père plus tendre qu’il n’y paraît a décidé de prendre en charge les frais faramineux d’une opération du cerveau.
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Il ne faut pas en dire plus sur l’intrigue construite crescendo de ce vrai-faux polar psychologique où l’auteur de Ce monde cruel et d’Angel Baby excelle à mettre en scène ses personnages secondaires, toute la faune californienne réunie dans les bas-fonds de Los Angeles. Du cousu main, sous le doigté d’un artisan travaillant à l’ancienne. «Je suis un autodidacte, explique Lange, je n’ai jamais participé à des cours de creative writing ni à des ateliers d’écriture. Les gens seront peut-être étonnés d’apprendre que j’écris tout à la main, au crayon à papier, dans un carnet, avant de transférer le premier jet dans un deuxième carnet, où j’ajoute des corrections.»
Sa prose n’en est que plus affûtée quand elle réinvente toutes ces arnaques plus ou moins magnifiques qui, depuis Le grand escroc de Melville, ont toujours fasciné l’Amérique. Une terre où le Bien et le Mal ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre.
Roman
Richard Lange
La dernière chance de Rowan Petty
Traduit de l’anglais par Patricia Barbe-Girault
Albin Michel, 410 p.