Un «Idiot» barbare et sublime à Lausanne
Spectacle
Vincent Macaigne transpose «L’Idiot» de Dostoïevski en fête hallucinée et éblouissante. Le Théâtre de Vidy ne pouvait rêver plus belle ouverture de saison

Un «Idiot» barbare et sublime à Lausanne
Vincent Macaigne transpose «L’Idiot» de Dostoïevski en fête hallucinée et éblouissante. Le Théâtre de Vidy ne pouvait rêver plus belle ouverture de saison
Cette nuit est barbare et vous ne l’oublierez pas. Elle fouette comme un moine orthodoxe dans sa cellule de pénitent, elle feule jusqu’à en être intolérable comme un enfant blessé. Elle déborde, elle tache, elle fait du bien pourtant. C’est son talisman. Le Théâtre de Vidy, jeudi, a vécu le plus sidérant des lancements de saison. Son patron Vincent Baudriller ne pouvait rêver entame plus symbolique. Il l’avait d’ailleurs préméditée: en demandant à l’acteur et metteur en scène français Vincent Macaigne (LT du 09.09.2014) d’empoigner de nouveau L’Idiot, cinq ans après une première adaptation qui avait fait fureur, il savait que cette ouverture-là aurait valeur de manifeste: le Théâtre de Vidy se rêve comme un accélérateur de formes.
Pour sentir cette fièvre, il faut s’engouffrer dans le hall de Vidy ces jours – quatre spectacles à l’affiche. Et il faut se laisser happer par la vague rythmique de la salle Charles Apothéloz. Des enceintes jaillit en geyser une ritournelle. Sur scène, un oligarque, nœud papillon, invite le spectateur à boire une pinte de bière. Soudain, un hymne de cathédrale, ou de congrès du Parti communiste grande époque, submerge les tympans. Cette fête, vous le comprendrez dans un instant, c’est celle de Nastassia Philippovna, beauté dépravée (Servane Ducorps, désarmante, c’est-à-dire saisissante). Mais le noir vous enveloppe. L’oligarque (Rodolphe Poulain) clame à la face des démons sa volonté de marier sa fille Nastassia. Il est prêt à payer pour ça, pour se débarrasser de celle qu’il a abusée. Gania, un homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire, est candidat. Mais c’est Rogojine (Dan Artus), l’ombrageux aux mains sales, qui l’emportera.
Et l’Idiot, où est-il? Par le plus grand des hasards, à côté du sursigné. Derrière une paroi vitrée, Nastassia se répand en couleuvre, bacchante éperonnant ses suppôts – qui tous aspirent à être son cavalier. A mes côtés donc, un garçon au visage poupon, à la barbe suintante, aux yeux de braise, darde. Il s’électrise mais comme en circuit fermé, cuisses nues sous short carrelé, panse ingrate sous pull à losanges. Vous ne le savez pas encore, mais c’est le prince Mychkine. Il revient d’un voyage en Suisse où il a soigné son épilepsie. Il se dresse d’un coup et conspue Gania, l’homme sans qualités. Un pur, ce prince. Le dernier de sa race: ça autorise toutes les candeurs.
Cette figure-là, c’est l’enfant absolu, obsédé par la bonté jusqu’à la rage. C’est ainsi que Fedor Dostoïevski l’a conçu en 1868; il a 48 ans, il est rongé par les dettes, par son siècle surtout. Mais voyez Pascal Reneric dans le rôle-titre, stupéfiant dans les métamorphoses. L’entracte a passé. Et quinze ans par la même occasion. Nastassia Philippova cuve ses chagrins dans les bras de Rogojine. Aglaïa (Pauline Lorillard), ses jeans roses, sa toque blanche, attend Mychkine. Et lui revient justement, comme surgissant d’un trou noir, comète au milieu du chaos. Un flot de lumière d’abord aveugle l’assistance. Puis sa tête fend les ténèbres, irradiant d’un feu apocalyptique – au sens de «révélation». Il palabre au milieu d’autres éructants; il prêche encore ou peut-être plus. Le ciel lui tombe dessus: des tombereaux de terre; mais aussi des débris d’or, en paillettes. Il est d’or et d’argent, souillé comme les autres, c’est-à-dire incapable de saisir les doigts aimants d’Aglaïa. Pauvre idiot.
Ce que fait ici Vincent Macaigne, c’est ce qu’il a accompli en 2011 au Festival d’Avignon avec son Hamlet – retitré Au moins j’aurais laissé un beau cadavre (LT du 21.07.2011). Il ouvre les veines du texte, en plasticien et en chef de troupe, en petit-fils de Dostoïevski et en cousin de Kurt Cobain. Il veille, du haut de la cabine technique, aux modulations d’une parole hurlée comme celle du marin à quelques encablures d’un rivage qui fuit; mais aussi aux éclaboussures de terre, de peinture; mais encore à cette mousse qui monte pour transformer la scène en aquarium.
Vous avez dit «agitateur»? Disons «politique». Son Idiot! fait remonter les courants de la fin du XIXe siècle: cette société au travail dont rêvent les libéraux; l’égalité, étendard des socialistes; le nihilisme qui est la face égarée de l’absolu. Tout ça bout en écume dans les bouches. Ecoutez Hippolyte le suicidaire qui apostrophe la foule pendant l’entracte – Thibault Lacroix, maigre et pâle comme une idole punk. «L’histoire continue, mais tout est si fragile», psalmodie-t-il. Ecoutez encore cracher Mychkine: «Si nous avons survécu, c’est qu’on a toujours eu de la bonté au fond des poches.»
De beaux restes. Idiot! Parce que nous aurions dû nous aimer est un reliquaire: de pensées qui sont celles qui ont fait l’étoffe du XXe siècle, le libéralisme, le socialisme, la tentation du néant; de gestes de théâtre dérisoires, ceux de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, lors de leur débat télévisé entre les deux tours de l’élection présidentielle en 2012, séquence qui resurgit avec une ironie dévastatrice; de gestes d’amour surtout qui, eux, ne sont pas tout à fait perdus. Idiot! est la lumière obstinée d’une étoile morte qu’on emporte avec soi.
Idiot! Parce que nous aurions dû nous aimer, Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’au 21 septembre, durée: 3h30, déconseillé en dessous de 16 ans. Rens. 021 619 45 45, www.vidy.ch
,
Vincent Macaigne
«Je voudrais que le public vive un accident, qu’il soit curieux de ce qui lui arrive»