«Un monde où le débat n’existe pas»
Cinéma
Rencontre avec le Lausannois Jean-Stéphane Bron qui signe un curieux chef-d’œuvre: «Cleveland vs Wall Street»
Le Temps: A l’origine, vous étiez parti sur l’idée de montrer une réaction en chaîne économique à partir de portraits de gens impliqués à tous les niveaux.
Jean-Stéphane Bron: J’ai d’abord cherché à refaire Wall Street d’Oliver Stone sous forme de documentaire. J’ai rencontré 200 à 250 personnes de l’intérieur du monde de la finance. C’était il y a quatre ans. A l’époque, j’ai discuté avec un banquier genevois à qui j’ai dit: «Quelque chose va se passer.» Je cherchais à développer le thème de la règle. La finance peut déplacer l’entier du capital en direct, en temps réel, d’un point à l’autre du globe, mais les règles sont locales, nationales, etc. Je voulais montrer la contradiction entre la puissance sans frontières de la finance et ces politiques déclinées de manière locale.
– Et le film est devenu autre chose.
– Oui. Le banquier en question m’a répondu: «Règles communes? Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez: si vous voulez faire un film sur les règles, allez à l’OMC, mais ne faites pas un film sur nous.» Je me suis donc demandé s’il fallait que je fasse quelque chose autour d’un fonds éthique, au Credit Suisse par exemple. En fait, il y a énormément de contraintes, mais il y a peu de démocratie. Je me suis retrouvé face à une boîte noire. Avez-vous déjà remarqué qu’on n’invite jamais deux économistes sur un plateau de télévision? Moi, ça me frappe, parce que ça veut dire que le débat n’existe pas dans ce monde-là. J’ai l’impression, et l’espoir, que Barack Obama tente quelque chose, mais la capacité du politique à reprendre le pouvoir dans ce domaine me paraît infime. Nous avons repris, comme phrase clé du film, un témoignage – «Leurs bonus sont indexés sur nos malheurs» – qui était quasiment le même que ceux qu’on a pu lire sur les banderoles des manifestants en Grèce. Il y a encore deux ans, il existait encore peu de liens entre la Grèce et Cleveland.
– Parce que votre projet a donc fini par se fixer sur Cleveland avec une idée novatrice: monter et filmer un procès qui n’a pas pu avoir lieu, celui que la ville de Cleveland a intenté à Wall Street.
– Quand les avocats des 21 banques qui étaient attaquées ont réussi à empêcher la tenue de ce procès, ça m’a libéré. J’ai pris le pouvoir en imaginant de créer et filmer ce procès avec de vrais intervenants, de vraies victimes, de vrais avocats, un vrai juge, une vraie salle de tribunal. Robert Boner, mon producteur, me dit que le cinéma n’avait jamais fait ça. Ce n’est pas une reconstitution puisque ça n’a pas eu lieu. Ce n’est pas une fiction non plus puisque les personnages disent ce qu’ils auraient probablement dit dans le vrai procès. Personne ne joue un rôle. Il n’y a pas de scénario. Et j’ai découvert le verdict en le filmant.
– Vous êtes parvenu à réunir aussi bien des victimes expulsées de leur maison et qui ont tout perdu qu’un ancien dealer devenu courtier, ou même Peter Wallison qui avait été un des conseillers influents de Ronald Reagan dans sa politique de dérégulation du système financier.
– Ça m’a pris dix mois pour qu’ils acceptent. Au début, personne ne voulait jouer le jeu. Y compris parmi les victimes: comme les personnes qui se retrouvent sans emploi, il y avait quelque chose de trop fort et qui est lié à la dignité. Ils avaient honte d’avoir tout perdu. Au bout du compte, j’ai l’impression que les entendre, tout autant que ceux qui sont mis en accusation, permet de relier un peu les choses et de montrer mieux une mécanique très compliquée. En ce sens, mon film est une fable.