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Un opéra perdu de Moussorgski voit lejour

Œuvre inachevée, «Le Mariage» accède à la lumière grâce au compositeur Valeri Voronov qui en a écrit la fin. Créé ce samedi à Cernier, le spectacle réussit la rencontre de deux univers sonores. A voir ce soir et demain à La Bâtie.

«Mais qu'est-ce que ça signifie?» Les sons se disloquent, le temps s'effondre, et même les 14 musiciens de l'ensemble instrumental feignent la perte de repère. Autour d'eux, la scénographie plonge définitivement dans l'absurde, Agafia, la future mariée passe ses nerfs sur le mobilier désuet du salon couleur caca d'oie, tandis que Kotchariov, organisateur hystérique de la cérémonie, laisse dégringoler des éclats de rire sardoniques. Et le marié dans tout ça? Boudiné dans son frac, Podkoliossine le paresseux s'est enfui, traumatisé par les mirages de ces noces avortées. D'abord un peu sonné, le public venu nombreux samedi soir aux Jardins musicaux de Cernier, ne cache pas son enthousiasme.

Une belle récompense pour la jeune metteuse en scène Mathilde Reichler et son équipe, lancés depuis plus d'un an dans ce projet ambitieux et multiple. Car Le Mariage, c'est d'abord une comédie en prose de Gogol que Moussorgski s'est essayé à transformer en opéra, aux alentours de 1868. Célibataire vieillissant, Podkoliossine, vautré dans son canapé, rêve de rencontrer une jolie jeune femme. Mais le courage lui manque, et il décline sans cesse les offres que lui fait Fiokla la marieuse. Jusqu'au jour où son ami Kotchariov décide prendre les choses en main... Le compositeur russe en fait un laboratoire de ses inspirations avant-gardistes, recherchant un naturel inédit dans le traitement de la voix, soutenue par un découpage musical constamment en mouvement. Le théâtre musical n'est pas loin, mais la partition, écrite pour chant et piano, demeure incomplète: elle ne compte qu'un tableau.

Et puis Le Mariage est devenu un spectacle voulu et pensé par Mathilde Reichler, désireuse de voir un jour achevée l'ébauche de Moussorgski. «Cela faisait plusieurs années que je m'intéressais à ce fragment, dans le cadre de ma thèse en musicologie, à l'Université de Genève, explique-t-elle. Au fond, cette œuvre n'existait que dans les livres, et j'ai eu envie de passer à la pratique pour la faire enfin vivre sur scène. C'est le seul moyen de la comprendre vraiment.» Pour ce faire, Mathilde Reichler va faire appel au compositeur Valeri Voronov, à qui elle commande un deuxième tableau, toujours sur le texte de Gogol. «Il fallait quelqu'un de russe, poursuit la jeune femme, capable de répondre aux exigences de la langue.»

S'il commence par orchestrer le premier tableau de Moussorgski, Valeri Voronov n'a pas cherché la continuité stylistique dans la deuxième section qu'il a composée. «Trop de temps nous sépare pour qu'il y ait un réel lien dans la forme du discours musical», explique ce natif de Moscou. Il imagine plutôt des membres d'une même famille qui auraient vécu dans des pays différents et ne se seraient jamais rencontrés. «Mais le rapport de la voix à son environnement musical, et social par extension, est une qualité de l'écriture moussorgskienne qui m'a largement inspiré.»

Elève de Krzysztof Meyer à Cologne, Voronov a développé un univers sonore tendu et rythmique, résolument contemporain, tout en souffle pulsé de vents et tic-tac de contrebasse, tandis que l'accordéon égraine quelques touches populaires ici et là (admirable Orchestre des Jardins musicaux). «De la volonté de réalisme chez Moussorgski, on glisse vers le surréalisme, voire l'irréalisme», sourit Voronov. Son deuxième tableau, il est vrai, vaut beaucoup par cette progression vers l'inconnu, le grotesque, après une première partie qui manque un peu de relief scénique, trop soucieuse de soigner l'homogénéité de l'ensemble. C'est que Podkoliossine (Nikolaï Miassoedov, qui remplace Alexandre Diakoff au pied levé) quitte enfin son canapé pour partir à la rencontre de sa promise, la jeune et naïve Agafia (Jeannette Fischer, seule perle de la distribution). Jusqu'à cette chute improbable, où Mathilde Reichler a «détourné le texte de Gogol, pour accentuer encore la sensation de déconstruction.» Une audace finale qui fait du bien.

Le Mariage, ce soir et mardi à 21h Genève, Théâtre de l'Alhambra; (Rens. http://www.bâtie.ch et 022 738 19 19)