Et puis Le Mariage est devenu un spectacle voulu et pensé par Mathilde Reichler, désireuse de voir un jour achevée l'ébauche de Moussorgski. «Cela faisait plusieurs années que je m'intéressais à ce fragment, dans le cadre de ma thèse en musicologie, à l'Université de Genève, explique-t-elle. Au fond, cette œuvre n'existait que dans les livres, et j'ai eu envie de passer à la pratique pour la faire enfin vivre sur scène. C'est le seul moyen de la comprendre vraiment.» Pour ce faire, Mathilde Reichler va faire appel au compositeur Valeri Voronov, à qui elle commande un deuxième tableau, toujours sur le texte de Gogol. «Il fallait quelqu'un de russe, poursuit la jeune femme, capable de répondre aux exigences de la langue.»
S'il commence par orchestrer le premier tableau de Moussorgski, Valeri Voronov n'a pas cherché la continuité stylistique dans la deuxième section qu'il a composée. «Trop de temps nous sépare pour qu'il y ait un réel lien dans la forme du discours musical», explique ce natif de Moscou. Il imagine plutôt des membres d'une même famille qui auraient vécu dans des pays différents et ne se seraient jamais rencontrés. «Mais le rapport de la voix à son environnement musical, et social par extension, est une qualité de l'écriture moussorgskienne qui m'a largement inspiré.»
Elève de Krzysztof Meyer à Cologne, Voronov a développé un univers sonore tendu et rythmique, résolument contemporain, tout en souffle pulsé de vents et tic-tac de contrebasse, tandis que l'accordéon égraine quelques touches populaires ici et là (admirable Orchestre des Jardins musicaux). «De la volonté de réalisme chez Moussorgski, on glisse vers le surréalisme, voire l'irréalisme», sourit Voronov. Son deuxième tableau, il est vrai, vaut beaucoup par cette progression vers l'inconnu, le grotesque, après une première partie qui manque un peu de relief scénique, trop soucieuse de soigner l'homogénéité de l'ensemble. C'est que Podkoliossine (Nikolaï Miassoedov, qui remplace Alexandre Diakoff au pied levé) quitte enfin son canapé pour partir à la rencontre de sa promise, la jeune et naïve Agafia (Jeannette Fischer, seule perle de la distribution). Jusqu'à cette chute improbable, où Mathilde Reichler a «détourné le texte de Gogol, pour accentuer encore la sensation de déconstruction.» Une audace finale qui fait du bien.
Le Mariage, ce soir et mardi à 21h Genève, Théâtre de l'Alhambra; (Rens. http://www.bâtie.ch et 022 738 19 19)