«Oh, le requin a de belles dents, ma chère/Et les montre blanches comme perles/Juste un couteau de poche a Macheath, ma chère/Et il le tient hors de vue». Quand, à la fin d’Un Prophète, retentit la fameuse «Ballade de Mack the Knife», dans la version gravée par le chanteur country Jimmy Dale Gilmore (2000), le frisson ne trompe pas: comme L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, le nouveau film de Jacques Audiard n’est pas dépourvu d’une glaçante ironie. Ni d’une paradoxale grandeur.

Plus qu’un prophète, son moderne antihéros qui répond au nom de Malik El Djebena ne serait-il pas la prophétie? Avec lui, le crime présente son nouveau visage, et il a une gueule d’ange. Malik a grandi et tout appris en prison, survivre, dissimuler, profiter, préparer lui-même sa «réinsertion», en allant jusqu’à tuer si nécessaire. Tout ce qu’il faut pour réussir dans la vie, dehors comme dedans, quand on est un petit métèque sans défense ni croyance?

A Cannes, où on avait pris ça pour une leçon de réalisme cinématographique, ce fut la claque. Revu quelques mois plus tard, c’est plus compliqué que ça et encore plus fort, balayant nos dernières réticences. Affaire de brio narratif exceptionnel, sans oublier l’indispensable part du mystère. Car Malik et le film qu’il habite restent «in fine» insaisissables. Qu’on l’appréhende en termes de genre ou de morale, de pertinence sociétale ou de style, quelque chose ici échappe qui fait qu’on peut y revenir sans risque de l’épuiser. D’où sans doute la force peu commune de ce Prophète.

Avant de plonger, se préparer à passer deux heures et demie en prison, sans l’ombre d’une mutinerie ou d’un projet d’évasion à l’horizon. Une première? Lorsque le jeune Malik, 19 ans, débarque à la centrale pour y purger six ans de peine, il est comme une page blanche. Illettré, sans histoire (on ne saura rien de son délit ni de sa vie précédente) et sans avenir (on doute fortement qu’il s’en sorte vivant). Tombé sous la coupe du gang corse de César Luciani, vieux caïd qui contrôle la prison grâce à la complicité de matons corrompus, il gagne leur protection en «faisant ses preuves» et devient leur larbin. A partir de là, intelligent et opportuniste, Malik apprend vite. Quelques années plus tard, ce prisonnier exemplaire qui bénéficie désormais de sorties journalières (ouf! on respire un peu) se rend de plus en plus indispensable à César, tout en se rapprochant du clan arabe, jusqu’à développer discrètement son propre trafic de drogue…

On l’aura compris, Malik El Djebena n’est ni Dillinger ni Mesrine, ces rebelles flamboyants et ennemis publics incapables de rester plus que quelques jours derrière des barreaux. Héros très discret – pour reprendre un titre précédent de l’auteur –, ce Brutus qui s’ignore obéit et observe, pour finir par gravir un à un les échelons vers l’indépendance et la revanche. Même affranchi, il ne fera pas de vagues, pas plus que le film lui-même ne se la joue «à l’américaine».

Plutôt que de cadrer Scope, comme Michael Mann ou Jean-François Richet, Audiard choisit en effet de coller au plus près de son héros. Stratégie payante, tant il est vrai que Malik y gagne notre sympathie, malgré tous les actes douteux qu’il peut commettre. De même, le basculement de pouvoir qui forme l’ossature de récit n’en devient que plus prenant, la durée a priori redoutable du film passant comme un souffle.

De bout en bout, la mise en scène confirme le saut qualitatif accompli avec De battre mon cœur s’est arrêté. C’est comme si, enfin libéré de la dictature du scénario, Audiard fils se laissait vraiment inspirer par son matériau, sujet, décor et surtout comédiens. Car Un Prophète ne serait encore rien sans l’interprétation de Tahar Rahim et Niels Arestrup. Parfait inconnu (lire ci-dessous), Rahim conserve sa candeur juvénile tout en acquérant l’agilité de l’anguille face à Arestrup, terrifiant en vieux caïman toujours prêt à vous emporter un bras ou une jambe. Parfaitement entourés, ils incarnent avec une intensité rare ce récit d’apprentissage, de quête d’identité et de passage du témoin cher au cinéaste.

Reste la question du sens, toujours différée (et si c’était elle, le vrai «suspense» du film?). Depuis Cannes, certains y ont vu un pur film de genre, d’autres un quasi-documentaire, lu du cynisme ou au contraire une œuvre de moraliste. Dans ses interviews, Audiard récuse d’avance toute lecture politique, correcte (la mise en accusation du système carcéral et d’un tout répressif inopérant) ou incorrecte (la nouvelle criminalité française serait donc maghrébine), se retranchant derrière un sujet qui n’est pas le sien à l’origine, une conscience aiguë du genre et une reconstitution entièrement en studio.

Ce qui l’aurait motivé? La construction d’un nouveau type de héros, plus malin que baraqué, arabe mais pas religieux, hanté par ses actes tout en cherchant à préserver son intégrité. Ce qui n’empêche pas de considérer Un Prophète comme un formidable précipité de toutes les pistes et tensions qu’il soulève. Autrement dit, comme une fiction pour notre temps, singulièrement puissante, pas du tout indigne de L’Enfer est à lui de Raoul Walsh ou des Affranchis de Martin Scorsese.

Un Prophète, de Jacques Audiard (France 2009), avec Tahar Rahim, Niels Arestrup, Adel Bencherif, Reda Kateb, Hichem Yacoubi, Jean-Emmanuel Pagni, Leila Bekhti. 2h35.

Même affranchi, Malik ne fera pas de vagues, pas plus que le film ne se la joue «à l’américaine»