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Une Eglise tétanisée, des paroissiens bouleversés

Le trouble est immense parmi les catholiques, après des révélations en série sur des affaires de pédophilie ou d’abus sexuels mettant en cause jusqu’au sommet du clergé. Comment éteindre l’incendie quand la crise est mondiale?

Eglise Saint François de Sales, Genève, mars 2019. — © David Wagnières pour Le Temps
Eglise Saint François de Sales, Genève, mars 2019. — © David Wagnières pour Le Temps

A lire plus bas, un entretien avec l'évêque du diocèse de Lausanne-Genève-Fribourg, Mgr Charles Morerod, et une chronologie des affaires qui ont secoué l'église catholique depuis le début de l'année

«Ma foi a été ébranlée. Il y a eu énormément de doutes, de colère contre l’institution, l’impression d’avoir été trompée. C’était même au moment de la consécration – est-ce qu’il faut croire au prêtre qui est là? J’ai dû me replonger dans le catéchisme. Pourquoi dit-on que l’Eglise est sainte? Ce n’est pas l’institution qui est sainte, c’est parce qu’elle est voulue dans le plan de Dieu…»

Eglise Saint-François-de-Sales, Genève, jeudi de mi-carême. Une quarantaine de fidèles sont venus comme Marie participer à l’adoration, une troupe de joyeuses jeunes filles, un vieux couple serré, une vieille femme toute seule, une autre vielle femme toute seule. L’église a été construite au début du siècle, pour remplacer la chapelle Saint-François de la rue Prévost-Martin, devenue trop petite dans ce quartier populaire aujourd’hui très mélangé. Le bâtiment est couvert d’échafaudages qui protègent la toiture, la façade et les vitraux, en cours de réfection. «Cette rénovation extérieure de l’église sera suivie d’une deuxième, consistant en la rénovation de l’intérieur», explique le Conseil de Fondation sur le web.

© David Wagnières pour Le Temps
© David Wagnières pour Le Temps

Sur le même sujet, lire:  Scandales dans l’Eglise! Et après?

La métonymie est trop tentante, impossible de mieux dire les choses. «Il ne faut pas tout changer, mais beaucoup», souffle Stefano, avant de s’engouffrer dans l’édifice. L’équipe pastorale de Saint-François est composée de frères de la Communauté Saint-Jean, dont le fondateur est le Père Marie-Dominique Philippe, ce prêtre accusé de nombreux abus sexuels sur des femmes, dont des religieuses – le pape François a évoqué manipulation et «esclavage sexuel». La communauté elle-même avait fini par prendre officiellement ses distances en 2013, mais l’héritage est lourd pour les frères d’aujourd’hui comme pour leurs ouailles. «On l’a appris très récemment, expliquent deux jeunes fidèles, 51 ans à elles deux. Ici nous connaissons bien les frères, on sait tout ce qu’ils font. Il y a énormément d’activités pour les familles et pour les enfants, et notre priorité, c’est de les protéger, c’est aussi celle des frères. On les soutient à fond, c’est notre responsabilité, on sait qu’ils doivent se protéger. Aujourd’hui, il y a des blagues où on associe prêtres et pédophiles. C’est blessant. On est heureuses que Monseigneur Morerod ait pris la parole sur ce qui se passe en ce moment, on avait besoin d’entendre les autorités de l’Eglise prendre position. Il y a aussi une initiative qui part du Vatican, et c’est super positif. On pense aux victimes. Mais les fidèles doivent faire partie de la solution.»

Lire aussi:  L’immense déception des victimes de pédophilie au sein de l’Eglise (revue de presse)

Vers un «changement en profondeur»

Inquiets, déçus, tristes, bouleversés, voire hors d’eux: les catholiques sont soumis à rude épreuve après des torrents de révélations ces dernières années, et le rythme s’est accéléré en ce début d’année (voir encadré). La mise en cause est externe et interne. Que faire de toutes ces affaires, est-ce une crise grave mais passagère, impliquant des brebis galeuses qu’il suffira d’identifier et d’isoler, ou s’agit-il d’une crise de système, appelant à une révolution au cœur de l’Eglise et de sa doctrine: des groupes de parole sont organisés dans de nombreuses paroisses pour laisser place aux questionnements, au débat d’idées, à la souffrance de ceux qui estiment avoir été trahis. C’est pour répondre à ces attentes que, dans sa lettre épiscopale lue à l’occasion du carême dans les églises, Charles Morerod, évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, est revenu sur la nécessité du «Dialogue pour la vérité»: «Si la première souffrance des victimes a été l’abus, elle a été redoublée et prolongée par la négation et la dissimulation. Ce sont d’abord les victimes qui doivent être protégées, ainsi que d’éventuelles futures victimes des mêmes abuseurs. Il est vraiment bon que la lumière s’étende toujours plus, car elle est la condition d’un changement en profondeur.»

© David Wagnières pour Le Temps
© David Wagnières pour Le Temps

Lire également : «Les pédophiles ont trouvé au sein de l’Eglise une structure pour leur activité criminelle»

Le livre de Daniel Pittet Mon père, je vous pardonne, dans lequel le Valaisan raconte comment il a été violé dès l’âge de 9 ans par un père capucin, dont ont été victimes au moins une vingtaine de personnes depuis les années 1970 en Suisse et en France, a fait grand bruit en 2017. Depuis quelques années, l’épiscopat suisse a commencé à renforcer les procédures de dénonciation des abus, après des décennies d’inaction et de silence. Fin 2016, les évêques suisses ont lancé un appel à dénoncer les agressions subies. La prévention et la formation sont renforcées. Et depuis le 1er janvier 2019, toutes les personnes travaillant dans l’Eglise, clergé comme laïcs, doivent s’engager à respecter une nouvelle charte contre les abus sexuels, condition minimale pour recréer de la confiance dans et hors de l’institution (voir plus bas).

«Des hommes de prière, pas de pouvoir»

Les abus sexuels du clergé sont-ils des abus de pouvoir comparables à ceux qui peuvent exister dans d’autres structures très verticales? Ou sont-ils en lien avec les prescriptions propres à l’Eglise catholique concernant la continence et la chasteté? L’obligation de la chasteté a-t-elle poussé vers la prêtrise des jeunes hommes en délicatesse avec leur orientation sexuelle? «Le célibat n’est pas le problème, mais le célibat mal vécu, observe Denis Ramelet, le fondateur de la librairie catholique Le Valentin, sous la basilique Notre-Dame de Lausanne. Suivant Mai 68, il y a eu un certain relâchement disciplinaire de l’autorité dans les années 1970-80. Ceux qui demandent des changements fondamentaux sont des opportunistes.» «Ce qu’on reproche à l’Eglise, c’est ce qui existe ailleurs dans la société, complète Silvia Kimmeier, présidente du conseil de paroisse de Notre-Dame. Si elle sort purifiée de cette épreuve, cela purifiera aussi la société.» «Le célibat à la suite du Christ est un grand don de l’esprit mais il faut le vivre», remarque l’abbé François Dupraz, le prêtre de la paroisse. Qui note que deux prêtres du canton sont mariés, venant du rite oriental. «Personnellement je serais très ouvert à ce que des hommes mariés entrent dans le sacerdoce, des viri probati.» Lui regrette que l’attention se porte sur quelques cas déviants, quand «la masse des prêtres vivent dans la fidélité à leur promesse au Christ. Il faut nommer des hommes de prière aux postes à responsabilité, et pas des hommes de pouvoir.» «On a déplacé des gens pour ne pas faire de vagues, ce n’était pas la bonne manière de faire», regrette aussi Jean-Daniel Richard, le président du Conseil de pastorale, très partisan de l’ouverture de la parole.

Lire encore:  L’Eglise valaisanne s’interroge sur le sort de trois prêtres abuseurs octogénaires

La psychologue Blandine Treyvaud-Charles est une des personnes de contact du diocèse pour les questions d’abus sexuels, c’est aussi elle qui accompagne les candidats au séminaire, en participant de près à la première année dite de discernement. Un couple marié accompagne depuis un an la maison de Givisiez, comme témoin d’une autre vie d’engagement possible. «Certains ont pu avoir un bout de vie amoureuse, et les nouvelles générations sont beaucoup plus à l’aise qu’avant pour parler de sexualité.» C’est crucial pour elle de travailler sur les personnes poussées vers la prêtrise par leur part d’ombre, ou leur immaturité, «il ne faut pas parler de spiritualité – et donc de péché – là où il y a d’abord une dimension psychologique», rappelle-t-elle. Formation, information, prévention et transparence sont capitales pour elles: «Si on se contente de dire que la crise passera, comme d’autres par le passé, l’Eglise s’affaiblira gravement.»

2019, «annus horribilis» pour la communauté catholique

Janvier 2019 : Procès à Lyon du cardinal Barbarin.

Février 2019 : Sortie du film de François Ozon «Grâce à Dieu» qui évoque les victimes du curé pédophile lyonnais Preynat et l’affaire Barbarin.

Aux Etats-Unis, l’ex-cardinal Theodore McCarrick est renvoyé de l’état clérical.

Conférence épiscopale convoquée par le pape à Rome autour des abus sexuels dans l’Eglise.

Publication du livre de Frédéric Martel «Sodoma» sur l’homosexualité de nombreux très hauts cadres de l’église

Ouverture à Paris d’une enquête sur le nonce apostolique pour «agressions sexuelles»

Diffusion sur la RTS («Temps présent») d'«Esclaves sexuelles de l’Eglise», une enquête qui montre l’ampleur des viols de religieuses par des prêtres. Le sujet est diffusé sur Arte en mars.

Publication en Australie de la condamnation à 6 ans de prison pour viol sur mineur du Cardinal Pell. Il est renvoyé du Vatican, où il occupait le troisième plus haut poste dans la hiérarchie du Saint-Siège.

Mars 2019 : François refuse la démission du cardinal Barbarin, condamné à 6 mois de prison avec sursis pour avoir couvert l’abbé Preynat, mais qui fait appel. Le 26, les prêtres de Lyon demandent le retrait définitif du cardinal Barbarin.

François accepte la démission de l’archevêque de Santiago du Chili, le cardinal Ezzati, accusé d’avoir couvert des prêtres pédophiles, mais pas encore jugé. Les 34 évêques du Chili ont donné leur démission en mai 2018, huit ont été acceptées.

Charles Morerod: «Nos structures légales nous aident vraiment»

L’évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg est en première ligne devant la crise de confiance de la communauté catholique.

Le Temps: Face à ce que certains ont appelé un 11-Septembre de l’Eglise catholique, comment pouvez-vous restaurer la confiance, quand la crise est mondiale?

Charles Morerod:  J’ai publié une lettre pastorale qui a été lue dans les églises, je l’ai lue moi-même au Mont-Pèlerin et à Fribourg et il y a eu du soulagement, il fallait parler. Les prêtres et les laïcs qui travaillent pour l’Eglise veulent aborder deux questions – leur expérience des abus de pouvoir, et comment ils vivent la crise. La rencontre du pape avec les présidents des conférences épiscopales sur les abus montre un désir de transparence qu’il n’y avait pas avant. Il faut changer la culture interne, s’habituer à ne plus penser à protéger d’abord la réputation de l’Eglise mais les victimes, et éviter qu’il y en ait d’autres. Mais l’Eglise est organisée au niveau mondial, c’est une force et une faiblesse. En Suisse, nous avons une mentalité égalitaire et cela aide beaucoup, mais dans certains pays le prêtre est encore mis sur un piédestal. Il est difficile de prendre des mesures universelles.

Pensez-vous avoir pris toutes les mesures possibles pour éviter les abus en Suisse?

C’est la tolérance zéro qui s’impose. Toute personne qui a connaissance d’un abus doit immédiatement en référer à la justice ou à la police, qui sont bien formées et ont les moyens et le droit de mener une enquête. Cette collaboration avec l’Etat est acquise et nécessaire. En matière de prévention, nous avons une charte depuis le 1er janvier, et depuis mars, les personnes qui sont en contact avec des mineurs dans l’Eglise doivent nous fournir deux extraits de casier judiciaire, le général et le spécial, (introduit par la loi interdisant à vie aux pédophiles de travailler avec des enfants). On le demande à titre rétroactif et on le redemandera périodiquement. Il y a une forte augmentation de ces demandes aussi dans les ONG. Nos structures légales nous aident vraiment, je suis content qu’on ait des obligations demandées par l’extérieur, cela donne une direction à certains débats internes.

Pouvez-vous nous assurer qu’aujourd’hui les archives diocésaines sont totalement ouvertes sur ces sujets aux journalistes?

Oui, dans le cadre légal. Nous avons les mêmes normes que les archives cantonales, concernant la protection des données touchant des personnes encore vivantes. On veut la clarté mais on ne peut pas courir le risque qu’une victime voie son nom dans un journal alors qu’elle n’en a peut-être même pas parlé à sa famille, on est obligé de la protéger.

Lire finalement : L’Eglise renforce la procédure de dénonciation des abus

Mais l’Eglise est mondiale, la crise pourrait durer?

Pendant longtemps, je me suis dit que ces affaires étaient absolument scandaleuses, mais qu’elles étaient marginales. Mais je me rends compte que cela implique plus largement que je ne le pensais. On n’est pas à la fin des scandales, il y a des pays où rien n’est encore sorti car la structure ecclésiale y est très forte. Le côté positif de ces scandales au-delà de la transparence est que je n’ai jamais reçu, autant que ces temps, de messages de remerciements de fidèles concernant des prêtres. Heureusement, je vois l’action de Dieu dans l’Eglise, sinon on pourrait se demander quel est notre avenir. Mais c’est la vérité qui nous rendra libres.