C’était l’été 1959. Pierre Vuigner (1926-2011) voyait son rêve devenir réalité. Il y a soixante ans, le premier parc thématique suisse ouvrait ses portes au public, à Melide, dans le sud du Tessin, au bord du lac de Lugano. Propriétaire du magasin du village de Grimisuat à Sion et conseiller communal, le Valaisan était tombé en amour avec le canton italophone lors de son voyage de noces, un luxe et une rareté à ce moment-là. S’inspirant du parc miniature néerlandais Madurodam de La Haye, partant de zéro, l’entrepreneur s’était engagé corps et âme dans la création de Swissminiatur au sud des Alpes.

A l’époque, son fils Dominique avait 6 ans. Attablé dans le restaurant du parc sous la photo encadrée du paternel, il se souvient. «Lorsque nous sommes arrivés au Tessin, nous ne connaissions personne, nous ne parlions pas la langue. Ça a pris un certain temps pour nous adapter et nous intégrer ici.» Mais Pierre Vuigner est décidé à aller jusqu’au bout de son ambition. «On ne voyait pas beaucoup mon père, il travaillait jusque très tard», se rappelle son fils aîné.

Swissminiatur est inauguré le 6 juin 1959. Le terrain couvre 14 000 m2, comme aujourd’hui. Sauf qu’à l’époque il y a plus d’espaces verts et seulement 12 modèles – dont le cirque Knie, les quatre châteaux de Sion et l’aéroport de Zurich-Kloten –, contre les 128 actuels. Tous construits selon l’échelle 1:25, de sorte qu’on y passe du Tessin à Genève en une minute à pied. Le succès n’arrive toutefois pas d’emblée, le démarrage prend quelque temps.

«Un grand soulagement»

«Au début, il n’y avait pas beaucoup de monde, c’était assez préoccupant. Ensuite, des enfants d’Italie ont commencé à venir, ça a été un grand soulagement», se remémore Dominique Vuigner, ajoutant que le parc est devenu l’une des attractions les plus populaires de Suisse, pouvant accueillir plus d’un demi-million de visiteurs par an. En 2017, ils étaient 140 000 à avoir foulé son sol entre avril et octobre.

Car ici, nous sommes comme dans une fable, en plein air, au milieu de maisons de poupées. Sauf que celles-ci sont plutôt de petites œuvres d’art reproduisant des merveilles architecturales suisses. Comme les cathédrales Saint-Pierre de Genève, Notre-Dame de Bâle ou de Lausanne. Des bâtiments parfois médiévaux, reconstitués dans toute leur splendeur détaillée de tourelles, vitraux, arcs et voûtes gothiques.

«Pas pour s'amuser»

Dominique, sa sœur et son frère ont-ils passé des heures interminables et heureuses à jouer parmi les modèles miniatures? «Nous allions parfois au parc, mais ce n’était certes pas pour s’amuser. C’était l’endroit de travail de notre père, quelque chose de très sérieux.» Le Tessinois d’adoption est progressivement entré à la direction de l’entreprise et, en 1976, il en a repris le flambeau comme directeur général.

Lorsqu’on lui demande ce qui a changé en soixante ans – hormis l’apparition du siège du CICR à Genève, du Musée olympique à Lausanne ou du moderne Lugano Arte e Cultura (LAC) en marbre vert –, il répond que la société s’est transformée plus que Swissminiatur. «Autrefois, le Tessin était une destination spéciale. Y aller, c’était comme se rendre aux Maldives. Désormais, avec les vols low cost, Airbnb et compagnie, tout cela a changé.»

Passage de témoin

En juin, à l’occasion des festivités célébrant les 60 ans de l’institution, Dominique Vuigner a passé le témoin à son propre fils, Joël, 36 ans. Lui aussi a grandi au sein de Swissminiatur. Avant d’arriver à la tête de l’entreprise familiale, qui compte maintenant une trentaine d’employés, celui-ci a fait de tout sur le site, de la cuisine à la peinture de modèles en passant par le marketing ou la vente.

En nous promenant parmi des vestiges historiques miniatures qui parsèment le paysage, comme le château d’Oberhofen ou la forteresse du Munot à Schaffouse, Joël Vuigner indique que 70% des visiteurs viennent de Suisse, essentiellement de la partie alémanique. Les autres arrivent des marchés dits émergents: Chine, Corée, pays arabes, Brésil, Inde… «Cet été, il y a eu des jours où 500 Indiens ont débarqué. C’était un peu chaotique, mais en même temps très sympathique.»

Lire aussi:  Entre les Russes et Lugano, le grand amour

«Bien connaître les clients»

Depuis une dizaine d’années, Swissminiatur collabore étroitement avec Suisse Tourisme, pour qui elle représente une jolie carte de visite. Joël Vuigner voyage beaucoup pour participer aux foires touristiques et traiter avec les tour-opérateurs à l’étranger. Il rentre tout juste du Vietnam et s’apprête à repartir pour l’Inde. Il faut bien connaître les clients, affirme-t-il en passant devant la Piazza Grande de Locarno, aménagée avec ses 10 000 chaises jaunes pour les projections nocturnes du Festival du film.

«Chez les Indiens, il y a les végétariens, les non-végétariens, les végétariens jaïns, etc. Les Chinois, eux, entrent à 12h, mangent à 12h05 et repartent à 12h30 après leur visite. Nous avons créé un menu express à leur intention. Quant aux Suisses, ils ont plus de temps et s’attendent à ce qu’on leur serve de la gastronomie tessinoise.»

En faisant remarquer le monument du Lion de Lucerne, sculpté en 1820 en hommage aux militaires suisses morts lors de l’assaut du palais des Tuileries à Paris en 1792, le nouveau directeur fait valoir que «l’atmosphère doit être créée, les modèles doivent être mis en scène, prendre vie». Des mini-Alpes, des petits chalets en bois, des fontaines dont l’eau coule en continu, des chutes, des tunnels, des bassins où circulent des cargos chargés de marchandises contribuent remarquablement à mettre en valeur les miniatures. La végétation, des arbustes et quelque 12 000 fleurs aussi.

L'adaptation

L’un des défis que doit relever Joël Vuigner consiste à adapter le parc à la société moderne. Dans cet esprit, deux navettes autonomes de CarPostal, à l’instar de celles de Sion, ont été introduites cette année au parc. Une application digitale propose désormais une visite guidée fournissant des explications sur chacun des bâtiments. «Nous voulons valoriser cette app et nous étudions actuellement comment faire interagir davantage les visiteurs et les modèles via le téléphone.»

Depuis début 2019, une imprimante 3D donne un coup de pouce aux décorateurs, sans toutefois remettre en question le caractère artisanal des modèles, entièrement faits à la main, qui demeure l’ADN de Swissminiatur. C’est le modéliste Michel Dubois qui construit le squelette des bâtiments et des monuments miniatures en France, et tout le reste – peinture, décoration, horloges, cheminées, toitures, etc. – est pris en charge à Melide.

En coulisses

Au détour du téléphérique du mont Titlis et du port du Rhin où des grues chargent des matières premières, Joël Vuigner nous entraîne en coulisses, dans l’atelier où les modèles sont restaurés, peints et décorés. Sacha Caimi, décorateur en chef qui depuis un an forme deux apprentis dessinateurs 3D, montre comment le museau du Voralpen-Express a été réalisé grâce à la nouvelle imprimante 3D, en treize heures. «Il est aussi beau que s’il avait été fait manuellement et, pendant qu’il est imprimé, nous pouvons travailler sur autre chose», fait-il valoir, signalant que les 400 fenêtres du Palais fédéral ont également été imprimées en 3D.

Cette année, le Voralpen-Express, le train le plus long du parc (6 m 10), a officiellement été inauguré. «Chaque élément doit correspondre parfaitement à la réalité, avec une précision toute suisse. Tout doit être calculé et réalisé selon l’échelle: tant les wagons, les fenêtres, les 359 sièges que les vis», détaille l’artisan. Dix personnes y ont travaillé pendant 1700 heures, échelonnées sur plus de six mois.

Les modèles sont construits en mélèze. «Il s’agit d’un bois très résistant, mais naturellement, lorsqu’ils subissent les intempéries depuis plusieurs décennies, ils doivent être réparés ou rafraîchis», explique Sacha Caimi. Par exemple en juillet 1984, en deux minutes, des grêlons gros comme des balles de ping-pong ont détruit tous les modèles. «Après cette tempête, les toitures ont été refaites en caoutchouc, c’est beaucoup plus solide.»

Produit unique

Enfin, Joël Vuigner nous fait passer à l’atelier de mécanique où Renato Bernasconi, avec un collègue, construit, répare et assure la manutention de 32 locomotives et 300 wagons grâce à ses compétences en électromécanique fine. «Les trains parcourent ici quelque 25 kilomètres par jour, ils ont besoin d’être contrôlés de temps en temps», relève-t-il, précisant que 18 trains circulent simultanément sur les 3560 mètres de chemin de fer parcourant Swissminiatur.

Même si les parcs à thème calqués sur le modèle de Madurodam, comme Italia in miniatura, et d’autres sites d’attractions se sont multipliés ces décennies en Italie et en Allemagne voisines, l’héritier de Swissminiatur estime que celui-ci demeure un produit unique: un musée hommage à la Suisse à vocation éducative, historique, culturelle et géographique qui donne envie de se lancer à la découverte du pays.