Une femme poète, héroïne du 25 août 1968, disparaît
Hommage
Georges Nivat rend hommage, depuis Saint-Pétersbourg, à la poétesse russe Natalia Gorbanevskaïa, figure de la dissidence soviétique des années 1960 et 1970

La voix poétique de Natalia Gorbanevskaïa vient de s’éteindre dans la nuit du 29 au 30 novembre. C’était une voix enfantine, mais opiniâtre, sans emphase, mais insistante, moqueuse, mais fidèle à elle-même depuis plus d’un demi-siècle. Dans un poème dédié à Olga Martynova, elle déclare: «Troie ne tomba pas.» Puis reprend: «Et jamais ne tombera! A jamais résistera. Tant que vit un poète, fût-ce un seul.» Troie est tombée, la Troie historique. Troie ne tombera pas, la Troie d’Homère. Celle de Natalia Gorbanevskaïa, une Antigone obstinée.
«Tant que vivra un seul poète» est une formule caractéristique de la personne même de Gorbanevskaïa. Dans Midi, son livre sur le 21 août 1968, qu’elle lance dans le samizdat un an après la fameuse protestation sur la place Rouge contre l’invasion de Prague par les chars soviétiques, elle qui, avec sept autres, avait osé défier un empire colossal conteste la formule soviétique: «Le peuple tout entier approuve…» Comment est-il possible de parler ainsi, puisque moi, dit-elle, je n’approuve pas «l’aide fraternelle à la Tchécoslovaquie «? Fussions-nous dix, deux, un, la formule est fausse. Et dans sa nouvelle préface de 2007, elle précise à l’intention de tous les sceptiques, tous les réalistes: «Non, nous n’étions ni héros, ni irresponsables.»
Antigone, mais fragile Antigone, cette toute jeune femme qui va sur la Place rouge avec ses deux enfants en bas âge dans la poussette. La Troie de cette petite femme au parler obstiné et qui semble se rattraper tout le temps à une corde invisible, comme un funambule au-dessus du vide, c’est ce qui dans l’homme résiste. Celui qui dit «non!» à la violence, à l’unanimité, au pouvoir, au bourreau, au psychiatre armé de ses psychotropes.
Elle était poète de la résistance, mais elle n’était pas orateur pour deux sous. Elle serait plutôt une diseuse de vers pour enfants. Sa voix entravée par une sorte de bégaiement, obstacle invisible au dire, mais intensifiant sa parole publique, était une voix qui calmait la souffrance en même temps qu’elle la disait.
Depuis ses premiers vers répandus dans le samizdat des années 1960, elle reste poète forain, poète de la voix haute, qui jamais ne chuchote. Sa voix hésite entre la comptine d’enfant et le Jugement dernier. Faite pour être dite et mémorisée, sa poésie est fortement accentuelle, bien qu’elle soit revenue au cours de son évolution à des formes presque classiques du vers russe, tout en retenant le bercement ternaire de la chanson populaire.
Son rythme est syncopé, comme une marche de soldats de plomb qui n’ont qu’une galoche ferrée. «Bartók», poème étourdissant comme les percussions du compositeur hongrois. Ou encore «Telemann», dédié au compositeur indifférent à la psychologie, et qu’elle avait entendu jouer par Andreï Volkonski. Sa forme est courte, sa strophique est ramassée. Ostinato était son mouvement musical. Anna Akhmatova la reconnut comme fille poétique, et Brodski, un des fils poétiques de la grande Anna, le plus connu, le nobellisé, lui a consacré plusieurs poèmes et beaux textes explicatifs.
Elle le dit elle-même, elle est du bord d’Akhmatova, pas de Tsvetaïeva, car il faut choisir entre ces deux grandes voix poétiques de femme dans la poésie russe du XXe siècle. Elle est pour un moi discret qui s’identifie aux vers, elle n’est pas pour un moi exhibé qui se distancie des vers. Comme chez Brodski, il y a dans sa poésie un moi impersonnel, un lyrisme anti-lyrique, si l’on peut dire.
Comment d’ailleurs mettre en avant le moi quand la fosse commune où sont les frères fait reproche muet à toute emphase:
Et c’est vide-vide, et c’est noir-noir
Et mes vers vont droit nulle part.
Non, les chemins ne vont pas à Rome, ils quittent Rome, ils vont vers les innombrables fosses communes, qu’en russe on appelle «fosses fraternelles». Ils vont vers la fraternité du sacrifice. Sa trajectoire à elle, simple et droite, commence par la manifestation sur la place Rouge le 25 août 1968. Puis passe par l’internement psychiatrique (honte éternelle à la clinique de l’Institut Serbski!), par l’émigration, par le travail à la Pensée russe, hebdomadaire parisien de la résistance de la nouvelle émigration. Mais aussi l’étude du polonais, langue «dissidente» par excellence pour sa génération. Son labeur magnifique de traduction de la poésie polonaise est une grande page de l’Europe culturelle. D’ailleurs, c’est de la Pologne qu’elle reçut un passeport et donc un laissez-passer européen, la libérant des attentes à la Préfecture de police de Paris pour le renouvellement de son permis de séjour. Puis ce furent les retours en Russie, les retrouvailles avec les amis de combat, la joie et l’inquiétude d’une Russie libérée, mais si fragile! Elle vint plusieurs fois à Genève, dire à l’Université ses vers tricotés si finement, comme des ailes de libellule.
Le dimanche, disait-elle, est pour la lessive et pour les vers. Même labeur précis, attentif aux petites choses de la vie, et militance pour les Troie qui jamais ne tomberont! La poésie, en somme, c’était pour elle la lessive du dimanche!