L'acteur poursuit sur sa lancée modeste. Il joue Harwan, fils d'exilés libanais établis à Montréal, candidat au doctorat en sociologie de l'imaginaire. Son sujet? Le cadre comme espace identitaire dans les solos du metteur en scène, cinéaste et acteur québécois Robert Lepage - un ensorceleur que s'arrachent les scènes internationales depuis une fameuse Trilogie du dragon en 1985.
Le cadre de Seuls, justement, paraît étroit. L'étudiant disserte sur son impuissance à clore une thèse de 1500 pages. Subit parfois au téléphone les sermons d'un père hanté par la guerre civile au Liban. Appelle à l'aide sa sœur Leïla. S'endort, veillé étrangement par un double - une image projetée. Parfois, ce double s'échappe par la fenêtre. Puis un autre fantôme se glisse dans la chambre, maculé de sang, couteau à la main. A ce stade du spectacle, on apprécie la prouesse technologique - comme une filiation avec Robert Lepage. On admire la présence de Wajdi Mouawad, une vérité de gestes qu'on dira cinématographique. On ne soupçonne pas l'abîme qui va s'ouvrir.
Leïla appelle. Leur père est dans le coma. Tragédie ordinaire qui glace. Harwan doit s'envoler pour Saint-Pétersbourg où répète Robert Lepage. De cette rencontre, il attend la possibilité de conclure sa thèse. Mais avant de s'envoler, il se rend auprès de son père. Sur scène, Wajdi Mouawad suggère la présence de ce corps. Dans une scène déchirante, il s'adresse à l'absent; se rappelle comment, enfant, il peignait des étoiles; bredouille une consolation dans un arabe en lambeaux. Langue égarée. Mais voici qu'il offre à ce père en voie de disparition un chant, via un transistor. Et voici que le fils se met à chanter des mots qu'il croyait ne plus connaître. C'est une réconciliation au bord de la mort.
L'étrangeté diabolique de Seuls, c'est de nous projeter soudain dans une autre dimension. Hors cadre projeté. Harvan qui pleure n'est pas un survivant, mais un mort-vivant. C'est lui qui est dans le coma, lui qui se débat pour remonter à la surface. Sur la paroi, l'ombre gigantesque d'un lit d'hôpital, celle aussi du père et de la sœur. De tout près, de très loin, leurs voix implorent le naufragé. Seuls se révèle alors comme le récit d'un exil irréductible, comme l'exploration d'un non-lieu, cet interstice entre le néant et la conscience, ce puits à sensations où se noie la langue, où la vie coule en rigoles anarchiques.
C'est cet absolu de l'exil qui trouve sa forme en direct sur le plateau. Wajdi Mouawad se macule de rouge. Puis se défigure, papier collant blanc sur le visage. Il est hors de lui, peintre-sismographe d'une enfance qui rejaillit en flammes: un tourbillon vert et jaune sur une paroi, et c'est l'évocation d'un littoral caressé par des palmiers. La mémoire ici - «comment dit-on «mémoire» en arabe?», demande-t-il à la fin - est soluble. Et la douleur, celle des pères mêlée à celles des fils, est insoluble. A moins que l'art ne sauve les déchirés. En apothéose, Harwan pénètre une toile, la sienne barbouillée, croit-on. Non, c'est Le Retour de l'enfant prodigue de Rembrandt qui apparaît en surimpression. Un chef-d'œuvre comme lit de résurrection.
Seuls, Forum Meyrin (GE), ve 2 mai à 20h30 (Loc. 022/989 34 34); 2h.