Une image altérée par les rayonnements nucléaires des essais militaires soviétiques
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En mai dernier, Julian Charrière a photographié le polygone nucléaire de Semipalatinsk, au Kazakhstan. Il a laissé les rayonnements travailler sa pellicule. La photogravure qu’il a réalisée en exclusivité pour les lecteurs du «Temps» est issue de ce travail expérimental

Julian Charrière, dans les strates du temps
Pour les lecteurs du «Temps», l’artiste vaudois installé à Berlin a réalisé une photogravure. Il en a pris l’image sur le lieu des essais nucléaires soviétiques
Julian Charrière a 27 ans seulement, mais une passion pour le temps long, celui de la géologie. Aux jardins des Tuileries, ce week-end d’octobre, les promeneurs découvrent une de ses installations, de longs carottages minéraux allongés sur le sable d’une allée. Ces serpents de roche et de terre invitent à prendre conscience des sédimentations, des strates telles qu’elles se jouent sous nos pieds, selon les cycles climatiques et selon les interventions humaines sur la planète. La pièce est présentée dans le cadre de la FIAC parisienne.
Julian Charrière avait déjà montré de tels carottages dans l’exposition genevoise du Prix Kiefer Hablitzel pour jeunes artistes l’an dernier. La plupart de ses travaux induisent les mêmes réflexions sur l’inscription du temps dans l’environnement et sur l’implication humaine dans cette inscription. Ainsi, l’année dernière, l’artiste est allé forer un iceberg avec un chalumeau. Des photographies montrent sa silhouette de grand jeune homme costaud, soudain ridiculement petite au sommet du glacier flottant dans l’Arctique. Son action faisait écho à la responsabilité des habitants de cette planète sur la fonte des glaces.
Quand nous l’avons contacté, il préparait deux voyages, l’un pour le Kazakhstan, l’autre pour l’Amérique du Sud. Entre les deux, il allait exposer à la Biennale de Cochin, en Inde. A son retour des terres de l’ancien empire soviétique, en mai, nous avons assez vite convenu que l’édition qu’il mettrait au point pour les lecteurs du Temps serait issue de ce voyage.
Une invitation à la Biennale de Moscou l’avait convaincu de faire un projet en rapport avec la Russie. Et avec l’archéologie du futur, cette notion qui lui a été inspirée par une nouvelle de G. J. Ballard, «La plage ultime», qui se déroule dans un avenir post-nucléaire sur les îles Marshall. «En poursuivant mes recherches, j’ai découvert l’existence du polygone nucléaire de Semipalatinsk, qui a les mêmes caractéristiques que le paysage fictionnel décrit par Ballard en 1964. C’est ce qui m’a motivé pour aller découvrir ce que j’appelle un «futur fossile», un lieu qui nous permet de nous projeter à la fois dans le passé et dans l’avenir.»
Plusieurs des travaux de Julian Charrière sont déjà liés à cette idée de saisir quelque chose d’un lieu donné pour le ramener dans l’espace de la galerie. «Je me suis aussi souvenu qu’Henri Becquerel avait découvert la radioactivité en posant une plaque photographique sur des sels d’uranium. Là, je pensais faire un film, travailler sur un paysage culturel, fabriqué par l’homme, et sur une spécificité non visible de ce paysage.» L’artiste n’a pu se rendre sur place que pour de brèves périodes d’une heure et demie, sous contrôle militaire. Il a donc pris ses photographies, puis posé les films dans une boîte noire, entre le sol même et des cristaux pris à ce substrat particulier, créé en une microseconde par les réactions thermonucléaires. Ce sont les rayonnements hérités de ces réactions qui, en traversant le négatif, l’ont travaillé. «C’était complètement expérimental, je n’étais pas du tout sûr de ce qui allait advenir. J’allais peut-être détruire toutes les images de mon voyage.»
Heureusement, les photographies marquées par cette exposition restent lisibles. Elles vont être publiées dans un livre à paraître à l’occasion d’un accrochage en novembre au Wilhelm-Hack Museum, à Ludwigshafen. Elles cataloguent le lieu, le découpent de façon très stricte. Pour réaliser une photogravure pour les lecteurs du Temps, Julian Charrière en a choisi une qui montre plus largement le paysage et permet ainsi de s’y transposer.
Dans cet espace assez restreint, 268 bombes ont explosé. Des structures en béton ont été construites sur plusieurs kilomètres pour mesurer l’impact du souffle nucléaire. D’autres devaient permettre aux savants de se cacher. Ignorants des risques encourus, la plupart d’entre eux sont morts. «L’ensemble prend l’aspect d’une horloge solaire. Même si notre civilisation disparaît, même si l’homme disparaît de la planète, cet endroit restera, témoin d’un moment où la science s’est brûlé les ailes.» L’artiste a aussi filmé ce paysage désolé, né de la folie humaine. La vidéo fait partie des pièces montrées dans l’exposition Future Fossil Spaces, qui ouvre la semaine prochaine au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne et qui est liée au Prix culturel Manor Vaud 2014, dont Julian Charrière est le lauréat.
Car oui, Julian Charrière est un jeune Vaudois. Enfant d’enseignants, il a grandi à Lully, près de Morges, «juste à côté de la forêt», précise-t-il. Au gymnase, il dit que des professeurs comme Massimo Furlan ou Maurice Sierro ont influencé sa décision de faire une école d’art plutôt que de l’architecture ou de la biologie. Aux plus cotées ECAL lausannoise ou HEAD genevoise, il préfère alors l’Ecole cantonale d’art du Valais, attiré par l’indépendance que lui offre le coût de la vie sierroise.
Mais déjà Berlin l’attire, où il a des amis. En 2006, il entre donc à l’Université des arts de Berlin (UdK). Qui ne sera, elle aussi, qu’une étape, puisque l’année suivante, il fait partie de la première volée de l’Institut für Raumexperimente (expériences spatiales), lancé par l’artiste islandais Olafur Eliasson en lien avec l’UdK et avec son propre atelier, le Studio Olafur Eliasson, qui emploie plusieurs dizaines de personnes dans des projets de recherche artistiques et scientifiques internationaux.
L’institut n’aura existé que cinq ans, mais il aura marqué ses volées. La première en particulier. Aujourd’hui, Julian Charrière partage un vaste espace d’atelier avec quelques-uns de ses membres dans une ancienne fabrique de bière au sud de Berlin. Les colocataires réalisent certains projets artistiques ensemble, sous le nom de Numen. L’artiste vaudois travaille aussi en duo avec l’un d’eux, Julius von Bismarck, dans des projets assez spectaculaires. Ils ont coloré des pigeons vénitiens, fait broyer des bâtiments viennois par des bétonneuses, toujours dans des réflexions sur les interférences entre nature et culture, sur l’implication de l’homme sur son environnement, sur les cycles du temps.
Julian Charrière, «Future Fossil Spaces», Prix culturel Manor Vaud 2014, Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, du 31 octobre au 11 janvier. www.mcba.ch
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L’artiste ne s’est rendu sur place que pour de brèves périodes, sous contrôle militaire