L'Ile au trésor. Trad. de Patrick Ravella. Editions Belem, 260 p.
Œuvres complètes, Tome II. Sous la direction de Charles Ballarin et Marc Porée. Gallimard, la Pléiade, 1430 p.
L'île au trésor existe. Elle se nomme Stevenson, trois syllabes qui tanguent sur les flots. Dans leur sillage, une cargaison de romans chargés d'ivresses, que l'on relit pour faire provision de bourlingue. En sachant que leur auteur n'était ni un boy-scout attardé, ni l'inventeur de quelque Club Med littéraire. Car Stevenson fut un chasseur d'absolu, un prodigieux sémaphore près duquel tant d'écrivains – de James à Borges, de Butor à Le Clézio – sont venus chercher la lumière. Cette lumière-là nous éblouit mais le Sindbad britannique, lui, s'y est brûlé les ailes: tuberculeux, il devina assez vite que son odyssée serait brève et s'il n'a cessé de cavaler vers le Grand Ailleurs, c'était pour prendre la mort de vitesse. Elle le foudroya dans l'archipel de Samoa à 44 ans, en 1894, au terme d'une existence hantée par la mer – elle fut pour lui une confidente précieuse et bienveillante, qui lui permit d'oublier la grisaille de son enfance écossaise.
«Le dehors guérit», répétait Stevenson. Tel fut l'unique évangile de ce pèlerin des océans dont l'un des derniers romans, Le Trafiquant d'épaves (The Wrecker), vient d'être renfloué par les Editions Phébus, qui en donnent enfin une traduction intégrale. Publié en feuilleton dans le Scribner's Magazine, ce petit bijou parut en Angleterre en 1892, deux ans avant la disparition de Stevenson. Lequel nous fixe un ultime rendez-vous à Taiohae, un port des Marquises où un certain Loudon Dodd – un routard «d'âge mûr et de quelque corpulence» – se livre au récit d'une vie en tous points singulière.
Cet alter ego de Stevenson a traîné ses basques entre l'Ecosse et le Paris de la bohème désargentée avant de s'embarquer pour San Francisco, où il apprend que, dans les mers du Sud, à quelques encablures d'Honolulu, le mystérieux Flying Scud a fait naufrage et pourrit lentement, accroché à un récif de corail. Et si Loudon Dodd décide de partir à la recherche de ce vaisseau fantôme, c'est parce qu'il a également appris que sa cargaison – plusieurs tonnes d'opium dissimulées dans des sacs de riz – pouvait être monnayée à prix d'or…
Les trois chapitres où Stevenson raconte comment son héros découvre le brick échoué sont un enchantement. Enchantement pour le lecteur mais pas pour le malheureux Loudon Dodd qui, après avoir furieusement charcuté les entrailles du Flying Scud, ne dénichera que des fientes d'oiseaux, une édition populaire de Shakespeare et seulement quelques poignées de la précieuse poudre: le seul trésor qui s'y cache est… «un gros crayon d'artiste de marque Windsor & Newton», ce qui signifie sans doute que l'écriture est une manne providentielle, plus inestimable qu'une cargaison d'opium!
Sur cette intrigue, l'auteur de L'Appel de la route brode une guirlande de digressions où déboulent tous les «racontars» des baroudeurs, des pirates et autres contrebandiers qui, à l'époque, déposaient dans les tavernes des ports leurs récits mirobolants. «Personne ne s'est jamais trouvé avec une telle matière à sa disposition», écrivit Stevenson à son éditeur. Dans cette matière-là, étincelante comme les lagons des mers du Sud, il a taillé un roman conradien que Borges, un demi-siècle plus tard, placera au pinacle de sa bibliothèque idéale. Et si Le Trafiquant d'épaves est particulièrement émouvant, c'est parce que cette histoire d'un échec cuisant préfigure le naufrage de l'écrivain britannique, fauché par la mort à la fleur de l'âge.
Mais le festival Stevenson n'est pas terminé. Tandis que la Pléiade publie le tome II de ses Œuvres complètes (au sommaire: Le Maître de Ballantrae et une autre version du Wrecker, titrée Le Pilleur d'épaves), un petit éditeur propose une nouvelle traduction de L'Ile au trésor, due à un psychiatre – Patrick Ravella. Elle n'ajoute hélas rien aux précédentes mais n'en est pas pour autant unijambiste, à l'instar de Long John Silver, l'inoubliable maître coq de l'Hispaniola… Belle occasion pour larguer les amarres et retourner illico sur l'île au trésor, dont la vraie magie est celle de l'enfance reconquise.