Travaux de traduction, de clarification mais aussi d'exploration audacieuse, Leçons sur Tchouang-tseu et depuis peu, Etudes sur Tchouang-tseu, deux ouvrages de Jean François Billeter, fondateur de la chaire de chinois à l'Université de Genève, rendent sa place et offrent un nouvel espace à un penseur majeur de l'histoire humaine. La première chose qui frappe au terme de la lecture des Etudes, le dernier ouvrage du sinologue, c'est l'importance, la dimension universelle, le caractère essentiel et stimulant de la pensée de Tchouang-tseu (Zhuangzi, en pinyin), cet homme de l'antiquité chinoise, dont on sait peu de chose, ignorant jusqu'à la date exacte de sa mort, survenue «probablement» vers 280 avant notre ère.
Jean François Billeter parvient – c'est le fruit d'un effort considérable et minutieux que l'aisance de la traduction et du commentaire tendent à dissimuler – à rendre présente, intelligible, accessible à sa réflexion et à celle du lecteur contemporain cette pensée pourtant réputée obscure. Sans rien cacher de l'antiquité du personnage, le sinologue convoque avec une audace étonnante des notions occidentales d'une grande diversité – des Evangiles à la pratique de l'hypnose – pour faire comprendre la valeur, l'actualité et les particularités de cette prose à première vue déroutante.
Tchouang-tseu a souvent été relégué dans le mysticisme, la lecture de ses «pièces» (dialogues ou histoires qui tous ne lui sont pas attribués) a été dirigée voire biaisée au fil des ans – Jean François Billeter le démontre abondamment – par les commentateurs chinois eux-mêmes afin de les plier au cadre idéologique fixé par les empires qui se sont succédé en Chine. Car, et c'est jubilatoire, la lecture de Jean François Billeter, elle-même d'une indépendance en parfaite résonance avec son sujet, découvre un Tchouang-tseu d'une fantastique liberté, d'une autonomie qui va directement à l'encontre de cette «fascination qu'exerce la Chine sur certains esprits européens, généralement conservateurs»; fascination peut-être liée, s'interroge Jean François Billeter dans une note en bas de page, «au fait qu'elle constitue depuis le début de l'empire un univers culturel fermé dont la vertu particulière est de cacher cette fermeture».
Pas de fermeture chez ce Tchouang-tseu là, mais une lucidité, une ouverture personnelle radicale, aussi bien physique que mentale. Aucune justification du pouvoir non plus, ne serait-ce qu'en choisissant de l'ignorer. Au contraire. Jean François Billeter, retournant au texte d'origine, démontre qu'«il n'y a pas de bon pouvoir» chez Tchouang-tseu. Son enseignement et son action visent à l'inverse à rendre ses ressorts «inopérants quand l'occasion se présente».
Plus encore qu'une pensée subversive, c'est une action subversive à mener d'abord sur soi-même qui est présentée au lecteur: «Tchouang-tseu ne nous invite pas à «croire» ou à «penser» (c'est-à-dire à nous payer de mots la plupart du temps), mais à observer ce que nous faisons réellement, ou ce qui se passe effectivement», écrit Jean François Billeter. Cette efficacité, ce caractère concret, rapproche le penseur chinois de ce que «les théologiens appellent une action de grâce» en «dehors toutefois de toute référence à Dieu», note le sinologue qui se lance alors dans un stupéfiant parallélisme avec saint Paul.
Outre l'aspect stimulant et neuf qu'ils prennent sous la plume de Jean François Billeter, les textes de Tchouang-tseu émeuvent aussi profondément par leur humanité. Si le penseur chinois propose une sorte de manuel de liberté puissant, un mode radical et autonome d'être au monde, il est aussi dans l'hésitation, le tâtonnement, la recherche. Lorsque Jean François Billeter décèle soudain dans le mouvement de sa réflexion, un «moment de panique», un «doute», le lecteur trouve tout à coup – touché par cette faille – l'occasion de placer Tchouang-tseu au rang de ce qu'il a de plus précieux, de plus intime, de plus humain.
A lire aussi du même auteur, les «Leçons sur Tchouang-tseu» (Allia, 2002).