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Une quête du bonheur à Moscou

Evguéni Grichkovets, 40 ans, vient du théâtre. Son premier roman, «La Chemise», a été très remarqué en Russie. Une errance souvent désopilante dans une ville survoltée qui ne dort jamais. Et une belle histoire d'amitié racontée avec humour et distance.

Evguéni Grichkovets. La Chemise. Trad. de Joëlle Roche-Parfenov. Actes Sud, 268 p.

C'est l'histoire de deux amis, mais des amis, des vrais. De ceux qui ont osé baisser la garde l'un envers l'autre. On se parle sans détours superflus, ondes accordées, au sentiment près. Ils ont la trentaine. Alexandre a fait sa vie à Moscou, laissant derrière lui sa Sibérie natale. Il est devenu architecte, tout juste en vue. Tout irait bien s'il n'était tombé amoureux. Mais amoureux, vraiment, l'autre agissant encore à la façon d'une lumière irradiante et lointaine. Et puis Max, l'ami du début, a choisi pile ce moment pour atterrir de la ville de leur enfance. Max, son rire immense, sa joie qui déborde. Impossible à endiguer. Max veut passer un bon moment dans la capitale. Egrener les restaurants à la mode, pointer des stars de la télé et boire bien sûr, boire. Alexandre pour sa part ne pense qu'à tisser un fil, même ténu, qui le conduirait jusqu'à Elle. Projets on ne peut plus contradictoires. Tensions comiques, voire désopilantes.

La Chemise est le premier roman d'Evguéni Grichkovets. Né à Kemerovo en Sibérie occidentale, il réside aujourd'hui à Kaliningrad. Homme de théâtre, il a marqué les esprits en Russie et en France avec Comment j'ai mangé du chien, long monologue doux-amer d'un jeune homme se remémorant son service militaire. C'est Grichkovets lui-même qui tenait le rôle. La Chemise tient aussi du récit-fleuve mais ramassé en un tour de cadran. C'est Alexandre qui raconte. Vingt-quatre heures dans la vie d'un Moscovite d'adoption, amoureux hanté par sa Dame, héros d'un amour encore platonique, transparente référence aux vers d'Alexandre Blok. Alexandre et Max aiment jouer aux chevaliers romantiques. Ils ont même inventé un jeu, baptisé Ernest Hemingway. De la drague raffinée, quasi mystique, dont on ne dévoilera pas ici les règles sophistiquées.

Alexandre, ce provincial qui réussit dans la capitale, n'en est pas moins traversé par des éclairs de mal-être qui le vrillent sur place. Il s'est fait à Moscou, Moscou l'a fait. Mais il n'en est pas complètement. Il aspire à d'autres valeurs que celle de l'argent-roi, jauge des êtres et des choses. Alexandre rêve de détachement et de légèreté. Il pourrait sortir tout droit d'un roman de Lermontov. Grichkovets s'amuse à plonger les monuments du XIXe siècle dans le bain des années 2000. Il dessine par-là même une permanence (réelle, souhaitée?) entre la Russie d'hier et d'aujourd'hui.

En bon auteur de théâtre, en bon comédien qui sait mettre les mots en bouche, Evguéni Grichkovets excelle dans les dialogues. Dans cette façon d'accrocher l'indicible avec les mots patauds du quotidien. Dans cette façon de meubler le vide, de tourner autour de l'essentiel pour mieux le dire. La conversation devient art de vivre, façon de se tenir dans le monde. Alexandre parle de tout (des barbes, des cigares, des femmes) avec la ferveur d'un condamné à mort. Flux vital ininterrompu si ce n'est par des assoupissements intempestifs. Le héros s'endort un peu partout et bascule dans le rêve. Toujours dramatiques (guerre, tempête en haute mer), ces bulles oniriques constituent pourtant des havres de douceur pour le héros pris dans les tourments de l'amour et les embouteillages de Moscou.

Moscou la blanche, enneigée comme il se doit à quelques jours du Nouvel An. Moscou la neuve, qui construit à tour de bras. Moscou la survoltée qui ne dort pas. La Chemise dresse le portrait d'une ville en chantier. Tendresse, amour mais aussi humour et distance. Les nouveaux riches aux femmes drapées de léopard, la passion aveugle pour tout ce qui vient de Paris ou d'Europe en général nourrissent des scènes inoubliables de drôlerie.