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La médecine est le grand enjeu politique et économique de Cuba. Gros plan sur un système de santé qui résiste mais se fendille

Une révolution au bistouri
La médecine est le grand enjeu politique et économique de Cuba. Gros plan sur un système de santé qui résiste mais se fendille
Quand il arrive enfin, Georges exige qu’on utilise pour le présenter un prénom d’emprunt. Et que l’entrevue ait lieu à l’abri des regards. Il ne se livre à aucune activité d’espionnage, il n’est pas un dissident. Il est un simple étudiant en médecine à La Havane. Mais le seul fait que le passeport qu’il garde en permanence dans son sac à dos comporte sur sa couverture une espèce d’aigle écartelé au-dessus de la mention «United States of America», fait de lui une incongruité sur une île où les Américains sont au choix qualifiés de «Yankees» ou d’«impérialistes» et où ils ne sont pas encore censés entrer librement.
Ophtalmo révolutionnaire
La médecine à Cuba, c’est le grand enjeu révolutionnaire. Dès 1959, le nouveau régime décide à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières de faire de la santé publique la meilleure démonstration de son triomphe. A partir de l’effondrement de l’URSS, les médecins cubains ne sont plus seulement envoyés pour aider les pays du tiers-monde à travers la brigade internationaliste, ils deviennent la principale ressource de l’Etat – avant le tourisme. Les 30 000 soignants cubains qui exercent par exemple au Venezuela sont échangés contre du pétrole. Au Brésil, ils interviennent dans les lieux les plus reculés contre un financement réglé directement à l’Etat cubain dont seule une fraction retourne entre les mains des professionnels de santé.
Pour Elena Joa, une des meilleures ophtalmologues de l’île qui continue d’opérer à près de 80 ans, la médecine reste l’argument définitif en faveur du régime. «J’ai toujours été une révolutionnaire. Je me souviens que, lorsque Batista est tombé, nous travaillions jour et nuit pour soigner le peuple. Les besoins étaient infinis.» En parallèle de ses recherches sur le strabisme et les uvéites, publiées notamment dans des revues américaines, cette fille d’une Cubaine et d’un migrant chinois à Santiago part également en mission en Zambie. Dans sa petite maison coquette de La Havane, devant laquelle est parquée une voiture russe sans âge, les sculptures africaines font ressurgir la mémoire des centaines d’enfants opérés gratuitement. «Je ne me suis jamais remise de voir des nourrissons mourir de malnutrition. C’est quelque chose qu’on ne connaît pas à Cuba.»
Chauffeurs et livreurs de pizzas
Il ne faut pas aller chercher chez Elena Joa les critiques d’un système médical qui souffre de l’envoi massif des spécialistes les plus compétents vers des pays étrangers. Ou du tourisme médical, notamment de la chirurgie esthétique, qui est pratiqué dans des hôpitaux publics réservés aux étrangers et où les soins sont incomparablement supérieurs à ceux pratiqués dans les hôpitaux pour Cubains. Ni même des salaires invraisemblablement bas, moins d’une centaine de francs pour un médecin spécialisé, qui favorisent la désertion de plus en plus inquiétante des médecins en mission (près d’un sur cinq ou six ferait défection).
Pour cela, il faut aller à Miami. L’organisation Solidaridad Sin Fronteras y a ses bureaux minuscules en bordure de Little Havana. Elle tente d’aider les soignants qui ont choisi l’exil à retrouver une place dans le milieu médical. En 2006, sous la présidence de George W. Bush, un programme spécifique d’attribution de visas américains au personnel de santé cubain est mis en place pour affaiblir le régime. Des centaines de médecins se retrouvent alors à Miami sans pouvoir faire valoir leurs diplômes et occupent des fonctions de chauffeurs de taxi, livreurs de pizzas ou, au mieux, assistants médicaux – un emploi moins qualifié qu’infirmier.
C’est le cas de Vladimir, une trentaine d’années, qui a quitté clandestinement la mission au Venezuela où il officiait depuis deux ans pour rejoindre la Colombie, puis déposer une demande de visa à l’ambassade américaine de Bogota. «J’ai étudié la médecine à La Havane dans l’espoir de pouvoir quitter l’île. Beaucoup de médecins à Cuba font ce choix. C’est un des rares postes de l’Etat qui nous permette d’obtenir un visa de sortie. A Caracas, j’ai eu le sentiment d’être utilisé par le régime cubain. Nous travaillions dans des conditions extrêmement difficiles pour un meilleur salaire que si j’étais resté à Cuba mais qui ne dépassait pas 250 dollars par mois; la moitié étant bloquée sur un compte cubain jusqu’à mon retour.»
Vladimir obtient facilement le visa pour la Floride. Il y vit depuis trois ans. Les processus de validation des diplômes de médecine sont extrêmement contraignants et coûtent jusqu’à 20 000 dollars. «La plupart des exilés abandonnent en cours de route. Je suis assistant médical alors que j’étais interniste. Je gagne 2000 dollars par mois. C’est difficile de vivre avec ça en Floride. Si la question est: suis-je heureux de vivre aux Etats-Unis? La réponse est non. Est-ce que je regrette d’avoir quitté l’île? La réponse est non. Mais j’ai autant l’impression d’être utilisé par le gouvernement américain que je l’étais par le gouvernement cubain.»
A La Havane, avec le maigre salaire qui leur est alloué, la plupart des soignants doivent trouver un deuxième emploi pour survivre. Sur un marché informel en banlieue de la capitale, Rosa vend des ustensiles de cuisine en fer-blanc, de la nourriture pour les animaux, quelques récipients en plastique. Le reste de la journée, elle est infirmière dans un des plus grands hôpitaux du pays. «Je gagne 40 dollars par mois. Sur le marché, je peux gagner 20 dollars en plus. Mais je nourris à peine ma famille avec cela. Certains médecins louent leur voiture pour en faire des taxis. Le système de santé est affaibli. Dans mon hôpital, il n’y a plus de maintenance des salles, sauf pour les soins intensifs. Et l’hygiène laisse de plus en plus à désirer.»
Georges, lui aussi, s’attendait à mieux avant d’arriver il y a quatre ans à La Havane pour y étudier la médecine au sein de l’Ecole latino-américaine de médecine (ELAM) qui forme des milliers d’étudiants d’Afrique et d’Amérique du Sud. Il bénéficie d’un programme presque inconnu, financé par une organisation américaine (Pastors for Peace) qui soutient le régime castriste et qui permet à une centaine de jeunes des Etats-Unis, surtout Noirs ou Latinos issus des quartiers pauvres, d’étudier gratuitement la médecine. «Je suis fils d’Haïtiens. Mon père est chauffeur de taxi et ma mère femme de chambre dans un hôtel en Floride. C’était impossible pour moi de financer une faculté de médecine aux Etats-Unis. J’ai alors entendu parler de ce programme.»
Valse paradoxale
Il prépare son diplôme et passe l’essentiel de son temps dans un hôpital public. «Comme il y a tellement de médecins cubains à l’étranger, nous sommes souvent mis en position de prendre des décisions seuls face à des patients qui ont des besoins urgents. Dans mon hôpital, la salle de chirurgie a été inutilisable pendant plusieurs semaines. Personne ne la réparait. Il y a des chambres de patients qui n’ont pas de fenêtres. Mais il faut bien le dire: venant des Etats-Unis, un pays où la médecine est d’abord un business, je suis encore épaté par la qualité et l’accès universel aux soins à Cuba.»
Georges, lui, pourra pratiquer la médecine à son retour aux Etats-Unis. L’organisation Pastors for Peace a obtenu, grâce au soutien du lobby afro-américain au Congrès (le Black Caucus), une validation facilitée des diplômes médicaux pour les étudiants américains à Cuba. Drôle de danse paradoxale entre La Havane et Miami. Entre Georges, l’étudiant de Floride qui reviendra armé de son doctorat, et Vladimir, qui ne pourra sans doute jamais retrouver son statut de médecin. La médecine, autre otage d’une diplomatie qui, elle aussi, s’apprête à vivre une révolution.