A 80 ans et des poussières, Laurent de Brunhoff paraît aussi vert que le veston de Babar. Lequel fête cette année ses 75 printemps, sans une ride à la trompe, ni un gramme de plus sous le gilet. Toujours bon pied, bon oeil. Ce doit être le yoga.

C'est pareil pour Laurent de Brunhoff, l'homme qui mieux que personne a su se faire un prénom en reprenant, il y a soixante ans, la chronique de l'aimable éléphant. Quelle surprise de le trouver à New York, son port d'attache depuis vingt ans, et non à Célesteville, ni à la rigueur à Paris où il est né.

Surprise aussi de rencontrer une sorte d'adolescent, souple comme un jeune cocotier sauf que sa ramée s'est envolée depuis belle lurette, le laissant avec une couronne – tiens! – qui dégage un noble crâne avec quelques bosses intéressantes. Le don du trait. La poésie, l'innocence et l'humour, c'est évident. Et sûrement, puisqu'il pratique lui aussi depuis de longues années, le yoga!

Laurent de B., le regard un brin étonné devant la visiteuse, lectrice de la première heure qui cite de mémoire des phrases entières de la saga babaresque, – («A fait poum Alessandre! Alessandre a fait poum!») – Laurent, disions-nous, se montre bon prince: il a tout son temps.

La jolie Phyllis, sa femme américaine blonde et bouclée, enchantement de ses vingt dernières années, dit bonjour en passant, en route pour quelque boîte postale bleue sur Lexington Avenue, tout à côté. Il l'a rencontrée en 1985 dans la Ville-Lumière où, écrivaine, elle faisait une recherche sur Joséphine Baker, la chanteuse aux deux amours. Coup de foudre.

La vie de Laurent, ce sera désormais l'Amérique, la Wesleyan University dans le Connecticut où Phyllis enseigne alors, et puis New York.

Il quitte en effet tout pour ce deuxième amour: Paris, «superbe, oui, mais qui ne lui manquera pas», sa mère, ses deux frères, ainsi que deux enfants adultes: Anne et Antoine, dans la cinquantaine aujourd'hui, mieux connus sous les noms de Nadine et Colin dans Babar et le Professeur Grifaton.

Babar... Il est là, en dix-sept – dix-huit langues, volumes tous formats, bien rangés dans l'atelier du peintre. Babar en famille. Babar et le Père Noël. Babar et ce coquin d'Arthur. Babar dans l'île aux oiseaux. Ah! Retour de l'enfance en pleine figure! En plein cœur.

En fait, on n'a jamais quitté l'enfance. Ce sont les ans et les autres qui font écran, qui - au pire - nous en ont séparés. La preuve? Prononcez le nom du roi des éléphants. Autour de vous, les visages les plus moroses s'illuminent, jeunes et vieux, pareils.

Laurent de Brunhoff, lui, n'a pas subi des ans l'irréparable outrage. Entendez qu'il sourit au présent comme au passé. Il assure n'avoir pas d'ongle incarné, de ces refoulements qui vous empoisonnent la vie parce qu'on aurait voulu être et faire autre chose, et que l'ombre paternelle en a décidé autrement. «Je n'ai pas senti un poids peser sur moi. Et je n'ai jamais eu de conflit avec Babar», dit-il.

Depuis sa petite enfance, Laurent savait qu'il serait peintre. Il avait 13 ans quand, après la mort de son père Jean, en 1937, à Montana en Valais où il soignait une tuberculose osseuse, les Editions Hachette décidèrent de publier les deux dernières histoires de l'éléphant-roi contées et illustrées par son génial créateur. Elles avaient paru en noir et blanc, en feuilleton dominical dans le Daily Sketch, un journal anglais. On invita le jeune garçon à mettre en couleurs deux doubles pages de Babar en famille, et la couverture de Babar et le Père Noël. Il ne savait pas encore où ces quelques coups de pinceau allaient le conduire.

A 20 ans, comme annoncé, Laurent commence à peindre dans l'atelier d'Othon Friesz. Peinture abstraite, exposition de groupe chez Maeght à Paris. Tandis qu'il travaille à se construire une carrière, les éditeurs de feu Jean de Brunhoff se tournent régulièrement vers Cécile, sa jeune veuve: «Il y a une forte demande pour de nouvelles aventures de Babar.» Par quelqu'un d'autre que Jean? Pas question. Par Laurent, en revanche, ce serait un vrai bonheur...

Le coup d'envoi est donné en 1946 avec Babar et ce coquin d'Arthur. Trente-cinq autres livres suivront, avec deux ou trois détours vers quelques créatures originales, dont «Bonhomme» né en 1966, Sérafina, la girafe, le Cochon cornu. Mais c'est Babar qui finalement l'emportera dans la vie de Laurent: «Une merveilleuse aventure», dit-il. Qui ne lui a jamais, répète-t-il, inspiré le besoin de faire une psychanalyse.

«Babar, c'est un père, le modèle du père», explique l'artiste. Sauf qu'au tout début, c'est un bébé, inventé par Cécile de Brunhoff pour ses deux premiers fistons (un troisième naîtra plus tard). Le petit éléphant n'a pas de nom dans ce premier récit tout à fait occasionnel d'une mère aimante et aimée, pianiste de son état, soucieuse ce soir-là de distraire son cadet, 5 ans, enrhumé. L'aîné Laurent, 6 ans, écoute aussi: le méchant chasseur a tué la maman du bébé éléphant. Le malheureux orphelin s'enfuit de la forêt vers la ville où il rencontre une Vieille Dame, qui va faire de lui un gentleman éléphant, qui deviendra roi des siens de retour au pays.

Fascinés, les deux frères le lendemain racontent toute l'affaire à Jean, leur père peintre. Celui-ci se met aussitôt à sa planche à dessin pour prolonger le plaisir des deux garçons. Jean est aussi doué pour inventer des prénoms. Il baptise le futur roi du nom de Babar. Sa jeune femme, en l'honneur de Cécile, sera Céleste. Il y aura Cornelius le vieux sage, Hatchibombotar le balayeur, Poutifour le fermier, le docteur Capoulosse, j'en passe, et puis le singe Zéphyr, et un beau jour Pom, Flore et Alexandre...

Car le jeune souverain d'un royaume idéal est devenu papa. «Mon père à moi est mort alors que j'étais encore enfant, commente Laurent. Je n'ai pas eu avec lui de contacts, adolescent, ni bien sûr adulte. Est-ce que ça m'a manqué? Je ne sais pas. Mais c'est peut-être pour que ce père soit encore là que j'ai continué Babar. Pour développer une sorte de rapport avec lui dans la maturité.»

Dans un essai sur la littérature enfantine paru en 1996, le sociologue américain Herbert Kohl a posé carrément la question: «Should we burn Babar?» (Faut-il brûler vif Babar?). Kohl dénonce la saga de l'éléphant: «Déplorable, raciste, colonialiste et sexiste dans son essence.» Il en appelle à des histoires «qui parlent de luttes collectives, économiques, sociales, anti-raciales» et qui formeraient le jugement des enfants.

«J'accepte volontiers la critique», fait Laurent de Brunhoff. Il a d'ailleurs retiré et jamais republié son deuxième volume, paru peu après-guerre, Pique-nique chez Babar, qui avait en effet une coloration colonialiste et raciste encore bien vivante alors en France. «C'est le passé. Les parents afro-américains ne paraissent pas m'en vouloir. J'en vois souvent avec leurs enfants, lors de mes séances de signature.»

«Il n'y a pas de haine dans le monde de Babar, explique encore le souriant octogénaire. Il y règne une atmosphère d'amour et d'humour. La famille est solide. Comme dans la vie, certes, des tragédies se produisent. On les surmonte et on en sort mieux armé. Les moins de 5 ans s'y retrouvent. Je ne crois pas que leurs besoins aient changé avec le temps. Les adolescents aujourd'hui, en revanche, c'est vrai, ça n'a plus aucun rapport...»