Une topographie de Michel Houellebecq
Livre
«La Carte et le territoire», cinquième roman plein de soufflemais comme apaisé, par un écrivain qui devient personnage et s’interroge sur sa propre mort
Houellebecq égale polémique. C’est l’équation bien connue que certains voudraient réactiver. Par habitude d’abord. Entre les sectes, le terrorisme, le racisme, les turpitudes sexuelles, Michel Houellebecq, dans ses explorations du monde, menées au ras du sol, loupe grossissante braquée sur nos travers modernes, a souvent divisé et prêté le flanc à ceux qui aiment s’indigner. Or certains s’activent d’autant plus, ces jours, que, pour son nouveau roman La Carte et le Territoire (qui sort ce samedi 4 septembre), le Goncourt est peut-être au bout de l’aventure.
Plus rapide que tous les autres, Didier Jacob lui avait déjà attribué le prix avant l’été: «C’est Houellebecq qui l’aura cette année», prophétisait le journaliste le 9 juin sur Rebuts de presse , son blog affilié au Nouvel Observateur . Il y prédisait aussi l’opinion favorable d’un Philippe Sollers, qui s’est vérifiée dans le Journal du dimanche du 29 août: «S’il y a une justice en ce monde, le Prix Goncourt doit couronner cette œuvre puissante», y écrit Sollers, dont le fantôme apparaît en coup de vent dans La Carte et le Territoire; Houellebecq lui-même s’y met en scène, mêlant héros fictifs et personnages tirés du réel. Frédéric Beigbeder, également personnage du roman, encense son auteur dans Voici.
Absent du livre en revanche, Tahar Ben Jelloun semble néanmoins penser que Houellebecq est bien placé pour un couronnement. Sinon, pourquoi attaquer, dès le 19 août, dans La Repubblica, «un écrivain qui se croit au-dessus du lot et des règles, éternellement maudit et incompris»? Et tenter, dans la foulée, d’ouvrir le débat sur la détestation de Picasso et du Corbusier formulée par des avatars de Michel Houellebecq (deux paragraphes) ou sur sa propension à citer sans modération des marques connues (comme si notre quotidien n’était pas saturé de logos?) Est-ce là tout ce que Tahar Ben Jelloun a trouvé? Pauvres polémiques. Plus fin, Pierre Assouline a choisi, pour sa part, de traiter le nouvel Houellebecq par le mépris. Il lui consacre donc un long article sur son blog, sur l’air de «beaucoup de bruit pour rien».
Et si ce n’était pas la polémique qu’il fallait guetter dans ce nouveau roman de Michel Houellebecq? Ni même son destin chez les Goncourt? Et si on oubliait un peu les enjeux parisiens pour se mettre à arpenter tranquillement le nouveau territoire qu’ouvre à la lecture l’auteur de l’Extension du domaine de la lutte.
Car La Carte et le Territoire est un livre dans lequel on peut entrer tranquillement justement, sans crainte d’être mordu, sans crainte de s’ennuyer. On aura, certains le regretteront peut-être, peu d’occasions d’être choqué, mais on sera une nouvelle fois frappé par la précision d’entomologiste que met en œuvre Michel Houellebecq lorsqu’il observe les humains; on sera touché peut-être aussi par cette «déception humaine obscure» qui saisit l’auteur lorsqu’il observe le s h ommes; sentiment qu’on sent, malgré la profession convenue de misanthropie toujours présente, proche de la tendresse, de la pitié; sentiment si puissant finalement qu’il faut aussitôt l’étouffer sous une épaisse couche de rires sardoniques ou de dérision futile. On rira aussi, d’ailleurs, des effets absurdes que produisent ces inventaires aléatoires de l’univers contemporain; on redécouvrira un monde, le nôtre, livré aux marques, au marché, aux marketeurs en tout genre; où la valse cruelle des produits et des modes font de la vie du consommateur «une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés».
Michel Houellebecq se met doublement en scène dans La Carte et le Territoire. Il s’invente une sorte de jumeau, un artiste contemporain dénommé Jed Martin qui tente, à coups d’inventaires maniaques, d’interrogations picturales lancinantes, de comprendre le monde où il a été jeté par un père indifférent et une mère trop tôt suicidée. C’est ainsi qu’il photographie minutieusement les objets manufacturés, dans l’espoir fou de créer une sorte d’herbier industriel qui rendrait compte en l’épuisant de la frénésie créatrice humaine; il tente aussi de se saisir du territoire des hommes, en photographiant des gros plans de cartes Michelin où se mêlent, dit Houellebecq, «l’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde» et «l’essence de la vie animale».
Monde factice vu d’en haut, illusion d’une maîtrise du vivant, carte qui, dans un rêve de Jed, se confondra d’ailleurs avec les pages du livre qu’on est en train de lire: «On ne distinguait pas de ligne d’horizon, le sol d’un blanc mat se confondant, très loin, avec le ciel d’un blanc identique. A la surface du sol se distinguaient, irrégulièrement disposés, de place en place, des blocs de textes aux lettres noires, formant de légers reliefs; chacun des blocs pouvait compter une cinquantaine de mots. Jed comprit alors qu’il se trouvait dans un livre et se demanda si ce livre racontait l’histoire de sa vie.»
Or Jed Martin, dont le livre raconte effectivement l’histoire, va rencontrer, vers le milieu des années 2010, l’écrivain Michel Houellebecq. Celui-ci se décrit tantôt comme un «auteur célèbre, mondialement célèbre», tantôt comme une «vieille tortue malade». Possibilité d’une amitié. Jed Martin décide de faire son portrait, à la manière de Holbein, et peindra un tableau intitulé Michel Houellebecq, écrivain qui fera le malheur de son sujet – il sera sauvagement assassiné – et la célébrité de son auteur.
On peut s’aventurer dans ce territoire littéraire avec curiosité, piocher dans la foison d’idées, de pistes, de réflexions, d’observations que livre ici Michel Houellebecq, suivant, dans le désordre, Perec, Fra Angelico, William Morris. On peut fureter sur ces chemins de traverse, mais le vrai voyage auquel invite le roman, c’est celui qui mène «dans l’allée des Ombres de la Mort», où avancent déjà, en éclaireurs, les vieillards du livre, comme si Houellebecq, après s’être demandé comment vivre (Rester vivant) et comment survivre (La Possibilité d’une île), se demandait maintenant comment mourir. Méditations sur la mort donc, qui peut être violente comme le sait cet inspecteur qui a appris des bouddhistes à se concentrer sur les corps en putréfaction; réflexions ironiques aussi sur la postérité des êtres et la fugacité de leurs créations. Car, à la fin, malgré le foisonnement des créations humaines, c’est la campagne qui gagne. Les plantes oublient les hommes et reprennent leurs droits: «Tout se calme, il n’y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total», conclut Houellebecq.