Le monde sens dessus dessous à Venise

Okwui Enwezor met la 56e Biennale d’art contemporain à l’heure de la planète. Son exposition explore crises et évolutions à travers les œuvres des artistes, avec en exergue «Le Capital» de Marx

Cette année, la Biennale d’art contemporain de Venise a 120 ans. Au premier groupe de visiteurs auquel il présentait All The World’s Futures, devant le Pavillon central, au milieu des Giardini, l’exposition principale de la 56e édition, Okwui Enwezor, son curateur, a commencé par rappeler comment elle s’est développée, avec ses pavillons nationaux qui ont commencé à naître à partir de 1907 et de l’ouverture du Pavillon belge. Le commissaire d’exposition nigérian, sans doute rendu d’autant plus sensible aux déchirures du monde par son propre parcours, a choisi de souligner par ses choix la façon dont la manifestation a croisé les ruptures que le siècle a connues, la façon dont elle a reflété les changements sociopolitiques autant que les mouvements de l’art à proprement parler. Il l’affirme clairement dans ses textes, Tous les futurs du monde est «un projet dévolu à une nouvelle évaluation de la relation de l’art et des artistes à l’état actuel des choses».

Yachts et défilés de mode

Dans ce Pavillon central où le groupe allait rentrer, Okwui Enwezor a choisi de mettre en avant un texte inattendu, Le Capital de Karl Marx. Chaque matin, une lecture mise en scène par l’artiste britannique Isaac Julien, auteur en 2013 du film Kapital, et dont on peut aussi voir une installation vidéo, toujours sur la portée de l’ouvrage fondateur du marxisme. Une version courte du film de l’Allemand Alexander Kluge – neuf heures – consacré au même livre et aux tentatives d’Eisenstein de le traduire au cinéma est aussi visible à Venise.

Alors, la 56e Biennale serait-elle marxiste? A voir les yachts ancrés devant les Giardini ou à peine plus loin, à voir le défilé de tenues extravagantes qui parfois vole la vedette aux œuvres, on peut en douter.

Okwui Enwezor a certes choisi d’explorer Le Capital et ses résonances dans l’histoire de la pensée, et plus simplement dans l’histoire du monde, depuis sa parution en 1867. Mais il n’a toutefois pas transformé l’art d’aujourd’hui en art militant, même si l’on peut craindre par moments ce naufrage. Il privilégie simplement un art engagé, concerné par l’état du monde. Certaines œuvres sont clairement là pour rappeler que d’autres ont été en leur temps des témoins forts, comme Walker Evans, dont on peut admirer les photographies de fermiers américains dans les rudes années 1930, Chris Marker, dont on peut voir le film fait à l’occasion de la chute d’Allende au Chili. Okwui Enwezor rappelle ainsi qu’en 1974 la Biennale avait été fortement politisée et dédiée au Chili en un geste de solidarité.

Si le Pavillon central et son Arena accueillent l’essentiel des événements, c’est plutôt à l’Arsenal que l’exposition du Nigérian donne l’essentiel de sa force. Dans la corderie, occupée jusqu’au moindre mètre carré, le parcours est d’une rare densité. L’entrée semble un coup de poing. Ou plutôt un coup de lame. Des dizaines, quelques centaines peut-être, de grands couteaux sont plantés au sol, par grappe. Sommes-nous avant le combat ou après? Est-ce un signe de reddition ou les combattants invisibles sont-ils prêts à en découdre? L’artiste algérien Adel Abdessemed a appelé son œuvre Nymphéas. Un siècle après Monet, les couteaux ont remplacé les fleurs. Quelques guerres sont passées par là. Sur les murs, tout autour, les jeux de mots en néon de Bruce Nauman évoquent la vie et la mort, l’amour et la haine, la souffrance et le réconfort. All the World’s Futures

Au-delà des apparences

Suit un univers peu connu, celui de l’artiste et musicien américain Terry Adkins, décédé en 2014. Ses œuvres sont étonnantes, ressemblent à des instruments de musique, en sont parfois. L’artiste les créait pour évoquer des personnages des faits peu connus de l’histoire. Aller au-delà du trop visible, sortir des courants qui vous entraînent, ne pas confondre «l’état des choses» avec «l’apparence des choses», voilà aussi un des points mis en avant par Okwui Enwezor.

La musique et les chants sont souvent présents dans cette Biennale. A la manière de cette pièce du Nigérian Emeka Ogboh ­intitulé Le Chant des Allemands. Dans un canon très bien orchestré, ce sont en fait des voix africaines qui, chacune dans leur ­dialecte, interprètent l’hymne national ­allemand, composé en 1797 par Joseph Haydn.

Steve McQueen rend hommage à Ashes, jeune pêcheur des Grenadines connu lors d’un tournage en 2002, et évoque à travers lui toutes les morts violentes et trop vite oubliées. Quand l’artiste et cinéaste britannique est retourné sur l’île en 2010, il a appris qu’Ashes avait été tué après avoir découvert de la drogue sur la plage. Sur les deux côtés d’un écran s’opposent la vie et la mort, des images de ce beau corps jouant dans le soleil sur la pointe d’une barque, d’autres de la fabrication d’une tombe avec son nom gravé. Une tombe blanche dans un cimetière à flanc de colline où viennent paître les chèvres.

C’est la mort d’une église que conte Theaster Gates. L’artiste, né en 1973 à Chicago, a chanté dans un chœur d’église enfant et a fait des études religieuses, mais aussi d’urbanisme et de beaux-arts. On entre dans sa pièce en contournant un pan de toit, une cloche et une statue de saint. Sur un grand écran se met en place, dans une église éventrée, laissant place au ciel, une sorte de cérémonial musical. Sur le côté encore, les tirants de bois de l’orgue de cette église de Chicago que l’artiste fait revivre ainsi. Une pièce qui questionne la place de la spiritualité dans l’art et dans la ville aujourd’hui.

Figures renversées

Face aux grandes pièces de ce genre, le dessin prouve une nouvelle fois à travers l’exposition qu’il est capable de toutes les forces. Depuis dix ans, Rirkrit Tiravanija commandite à des artistes thaïlandais la reprise au crayon de photographies de presse relatant des manifestations contre les pouvoirs, politiques ou économiques. On réalise qu’on a là de véritables scènes de genre, des images clés de notre époque. Nidhal ­Chamekh, jeune artiste tunisien, dessine, lui, les rêves qui hantent les martyrs, dans des œuvres qui reflètent en fait aussi nombre d’espoirs déçus des Printemps arabes.

De la peinture aussi, avec notamment les immenses toiles de Georg Baselitz, près de cinq mètres, qui sont des autoportraits. Des figures toujours renversées, selon le principe du peintre allemand, mais ici terriblement crues, comme la nudité d’un vieillard dont les yeux hagards vous hantent. La mort n’est pas loin. Il n’y a même plus guère qu’elle, dans la série de crânes peinte par la Sud-Africaine Marlene Dumas. De petites toiles où la diversité des approches, des teintes, est gommée par l’unité du sujet.

De ce côté de l’art, plus subtilement ancré au monde par une expérience intime, on placera aussi cette œuvre bouleversante de Christian Boltanski placée dans un recoin du Pavillon central. L’Homme qui tousse date de 1969. Sur des images tournées en pellicule, vieillies, un homme, assis au sol, crache et tousse à n’en plus pouvoir. Il étouffe, crache, vomit son sang. A moins que ce ne soit de la peinture rouge. Peu importe. Il est seul et nous le regardons, de loin.

Biennale de Venise, du 9 mai au 22 novembre. www.labiennale.org

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