Une scène est d’abord un corps. Mercredi à Montreux, deux artisans de studios, deux alambiqueurs des chambres insonorisées, des clips vidéos, d’une construction soignée faite à l’abri du monde, se présentent face à une foule compacte. Il fait chaud d’emblée. Ils sont tous venus ou presque pour Lana Del Rey, ses quelques tubes blanchis à la chaux. Certains sont venus pour vérifier. Depuis son apparition à l’émission Saturday Night Live, Lana Del Rey est présentée le plus souvent comme une imposture vocale, la diva type qu’il vaut mieux écouter chez soi.
Elle surgit après Woodkid dont on reparlera. Le brushing hollywoodien comme suspendu au-dessus de son corps diaphane, une robe qui n’en finit pas, des chaussures dont les talons s’emmêlent, des magnolias gigantesques plantés dans le ramdam capillaire. On ne dirait pas une star. On dirait le fantôme d’une star. Il y a, derrière elle, des projections de Super 8 qui reprennent alternativement les vacances des Kennedy, des paparazzi autour d’une actrice qui choix, le visage si lisse, si triste, de Lana Del Rey quand elle fait la moue. Tout agace dans cette mélancolie du succès. Et pourtant, Lana méduse.
«Je suis une chanteuse de studio, plutôt qu’une chanteuse de concert», aurait-elle répondu aux détracteurs qui continuent de commenter sur la toile ses récitals. C’est faux. Il y a, dans la langueur de sa gestuelle, dans sa façon de s’accroupir face au premier rang pour se cacher du reste du public, une esthétique qui rompt avec les codes contemporains de la performance obligatoire. Même la voix, particulièrement fragile, au diaphragme absent, a quelque chose d’impérieux dans son évanescence.
Lana Del Rey joue la petite fille d’un timbre de crécelle, elle hésite entre voix de poitrine et voix de tête, elle glisse sur des lignes mélodiques comme un fakir sur la braise. Elle chante toutes ses complaintes («Video Games», «Blue Jeans») avec la même incertitude lasse. Quelque chose se passe, au fil de ses morceaux qui se ressemblent, de l’ordre de l’hypnose. Et son corps immaculé, si présent devant des cordes et un piano posés dans l’ombre, répond à la critique anticipée d’une starlette montée trop tôt. Lana crée un espace dans la pop qui n’appartient qu’à elle.
De la même manière que son ami, le Français Woodkid qui chante avec elle et réalise certains de ses clips, fait de ses limites une forme d’opportunité saisissante. Il est minuscule, en première partie, sur cette scène démesurée. Il se cache sous un sweatshirt à capuche, qui voile lui-même une casquette et une barbe. Woodkid ne sait que faire de ses bras qu’il envoie dans le vide. Et de ses doigts qui dessinent sans cesse de petites arabesques dans l’air étouffant. Il a choisi des cors, des trombones, de grosses caisses épiques qui contredisent son évidente vulnérabilité.
Woodkid est un gamin dont la voix, faite de cendres et d’argile, ressemble sans sa force dramatique à celle d’Antony Hegarty. Il la joue à l’économie. Parce qu’il sait que, sous lui, derrière lui, dans ces éclairages brutaux et le drame wagnérien de sa musique, la tragédie se noue. Il interprète «Iron», le morceau qui l’a fait connaître, avec tambours et trompettes. On croirait à un adolescent du Brooklyn profond dont les mélodies qu’il fredonne auraient été séquestrées par Bayreuth. Woodkid sourit. Il dit plein de choses gentilles aux gens qui sont là. Il n’a pas peur d’avoir l’air déplacé. Sa musique parle pour lui.
«Je me vois comme un artiste contemporain, plutôt que comme un musicien. J’aime contrôler l’image autant que le son. J’élabore un monde chevaleresque et ludique», disait Woodkid dans l’après-midi. Entre ces deux artistes qui s’adorent, entre Lana Del Rey et ce Français dont les yeux se plissent, il existe un pont manifeste. L’élaboration d’un décor, l’artifice qui déborde le réel; ce n’est pas l’authenticité, cette valeur ultime d’aujourd’hui, qui les captive. Mais les masques.