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En ville, plus de cinq mille ans avant Saddam Hussein

Le Metropolitan Museum of Art présente une exposition qui a failli être victime de l'histoire immédiate. Car c'est bien en Mésopotamie que les hommes ont construit leurs premières cités.

Jamais musée n'avait vécu pareille aventure. Il y a six ans, le Metropolitan de New York a entrepris de réunir, dans ses collections mais aussi dans le monde entier, les objets d'une grande exposition sur la première civilisation urbaine de Mésopotamie – la première de l'histoire humaine, en fait. Ambition extravagante: la principale source – l'Irak et le Musée national de Bagdad – était inaccessible pour cause d'embargo. Le projet des conservateurs était de parler, au tournant du millénaire, de nos plus claires origines, des débuts de l'écriture et d'un ordre politique dans les premières villes construites entre le Tigre et l'Euphrate, il y a cinq mille ans.

L'entreprise, en raison des obstacles qu'elle rencontrait, a pris du retard. L'exposition s'est finalement ouverte en mai. A ce moment-là, les blindés américains roulaient dans les rues de Bagdad et, plus au sud, près des ruines d'Uruk, la première de toutes les cités. Dans la capitale, les Marines n'avaient pas empêché le pillage du Musée national, l'épisode le plus obscur du chaos d'après-guerre, dont on n'a pas encore pu mesurer l'exacte dimension.

Le Met n'avait bien sûr pas calculé cette collision. Il n'avait pas pu prévoir non plus que l'approche de la guerre risquait fort de le priver d'une autre source essentielle des trésors mésopotamiens: la Syrie. Cette défection était même si probable que l'énorme catalogue (plus de 500 pages grand format *) avance l'hypothèse de l'annulation de l'exposition dont il parle si longuement. Finalement, les objets empruntés aux musées syriens sont arrivés à New York, in extremis, pour une raison inattendue: à la veille de la guerre, ils étaient exposés en Suisse…

Autant dire qu'on n'entre pas dans les salles de l'exposition, à l'étage du Metropolitan Museum, sans émotion. La présentation, par la force de la matière, est didactique et sans grand spectacle. La plupart des 400 objets montrés sont petits, mais ils s'agrandissent, quand on s'approche, du temps qu'ils emportent. Ces bijoux, ces statuettes, ces figurines sacrées retrouvées dans les fondations des temples, ces lions et ces serviteurs nus transmettent de très loin un message fraternel. Ils sont accompagnés de tablettes et de pierres gravées de caractères cunéiformes: le vertige de l'écriture, qui apparaît. D'autres objets, cependant, impressionnent par leur taille préservée, comme cette lyre géante, à tête de bœuf, retrouvée dans une tombe à Ur, sur la tête de trois femmes.

Que s'est-il passé de si neuf, 3500 ans av. J.-C., dans le delta du Tigre et de l'Euphrate? Entre les fleuves (c'est le sens même du nom Mésopotamie), la terre était aride. Le régime des eaux était imprévisible: sécheresse ou inondations. Les hommes qui étaient là ont dû inventer pour survivre des systèmes d'irrigation complexes. L'irrigation a développé le peuplement. Et cette concentration humaine, par les conflits qu'elle provoquait, a imposé un ordre, celui de Sumer: un roi, choisi par les dieux, qui règne sur une ville et ses villages dépendants, gouvernant par une hiérarchie administrative dont on déchiffre aujourd'hui l'organisation dans les pierres gravées. Ces villes se sont multipliées dans le delta, et de l'une d'elle, Kish, Gargan est parti pour constituer le premier empire connu, Akkad, qui s'étendait du golfe à la Méditerranée.

Le Metropolitan expose de nombreux sceaux cylindriques qu'utilisaient les gouvernants. L'un d'eux montre, dans sa partie supérieure, un troupeau de bovins si minutieusement gravé qu'il donne l'impression d'une masse en mouvement. Au-dessous, on voit cinq huttes à la façade ouvragée et au toit arrondi. Dans la même salle, sur un autre mur, il y a une grande photo en couleurs d'une habitation des marais, dans le sud de l'Irak. C'est la même hutte, le même toit. Plus de cinq mille ans ont passé. Saddam Hussein a conduit dans ces marais, après 1991, une répression sauvage contre les chiites soulevés. Plus loin, l'exposition montre un étonnant buste de gouvernant akkadien moustachu aux yeux vides: il ressemble un peu à Oudaï Hussein mort, dont le père rêvait d'empire.

Près de l'entrée des Premières Villes, le conservateur a fait afficher en mai un petit texte s'inquiétant du pillage du Musée national de Bagdad, dont on ne connaissait pas alors l'ampleur. Philippe de Montebello, le directeur du Metropolitan, avait été le premier à dénoncer la passivité des troupes américaines dans la capitale irakienne. Il avait proposé, afin de réparer les dégâts, de promettre l'amnistie aux voleurs, et même une récompense s'ils ramenaient les objets pillés, pour éviter qu'ils ne les détruisent.

Le directeur indigné se retrouvait dans une situation bien paradoxale: une partie des trésors qu'il expose a été importée d'Orient en Occident grâce à la domination anglo-saxonne, dont le retour en Mésopotamie a provoqué les dommages qu'il déplore…

Art of the First Cities, The Third Millenium B. C. from the Mediterranean to the Indus. The Metropolitan Museum of Art (Met), 2e étage, 1000 Fifth Avenue at 82nd Street, New York, tél. 001/212 535 77 10, jusqu'au 17 août, ma-me-je 9 h 30-17 h, ve-sa 9 h 30-20 h 45, di 9 h 30-17 h 15, http://www.metmuseum.org

* Sous le même titre que l'exposition (The Metropolitan Museum of Art, New York,

Yale University Press, New Haven and London).