Où que l’on se trouve à Bédoin, on voit la calotte blanchie du mont Ventoux, le Saint-Graal des as de la pédale. Mais cette bourgade du Vaucluse abrite en sus un autre athlète, qui s’est, lui, spécialisé dans la course avec les temps révolus: Paul Veyne, professeur honoraire au Collège de France (il y occupa la chaire d’histoire de Rome de 1975 à 2000). Un monument: on lui doit des livres indépassables, sur la physiologie de l’histoire (Comment on écrit l’histoire, 1970), sur Rome et Athènes (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?, 1983; L’Empire gréco-romain, 2005; Quand notre monde est devenu chrétien, 2007), mais aussi sur la poésie de René Char, la pensée de Michel Foucault ou la peinture italienne.

A 82 ans, Paul Veyne livre une nouvelle traduction de L’Enéide: mises en quelque 10 000 vers par Virgile sous le règne d’Auguste, les aventures qui emmènent Enée, ancêtre mythique du peuple romain, de Troie humiliée au Latium promis en passant entre autres par Carthage et les Enfers, sont ici mises au bénéfice tout à la fois d’un souffle poétique à l’imparable séduction et d’une attention philologique diabolique. Paul Veyne, ce faisant, rend Virgile au monde.

Le Temps: Qu’est-ce qui fait qu’on devient romaniste? Quel est le plaisir qui entraîne vers l’Antiquité?

C’est celui de rencontrer un monde aboli par la grande coupure du christianisme, un monde d’une altérité absolue. Le premier choc de ma vie, j’avais 8 ou 9 ans, fut de trouver, sur une colline de Provence, un tesson d’amphore sur le sol. J’ignorais, à cette époque, que des tessons, on en trouve des milliers sur les sites antiques… Mais pour moi, ceci ne ressemblait à aucun objet, à aucune matière de notre monde. Cela m’a fait l’effet d’avoir découvert un aérolithe venu d’une autre galaxie. Les premiers hommes qui sont allés sur la Lune ont dû éprouver la même impression…

Est-ce qu’il y a un plaisir qui participe de la reconstruction de ce monde?

Il y a le plaisir de savoir ce qu’ils faisaient à cette époque, comment ils le faisaient, quelles sont les réalités et les vérités qui les font différer de nous. Ils ne vivaient pas comme nous, ne se faisaient pas enterrer comme nous et, certainement, ne lisaient pas L’Enéide comme nous… C’est ce genre de questions qui me liaient tant à Michel Foucault: il avait un sens tellement aigu de la disparition des vérités d’autrefois…

Peut-on dès lors parler d’un goût pour l’exotisme temporel?

On pourrait employer le mot d’exotisme, sauf qu’il implique la notion de pittoresque. Alors que dans la sensibilité que je décris, on trouvera plutôt celle d’abolissement, ou d’altérité…

Pour en revenir à «L’Enéide»: qu’est-ce qui vous a pris de vous lancer dans une nouvelle traduction?

Vous avouerais-je que je ne me suis pas posé la question? Avec la perspective de la mort, on ressent comme une nécessité mentale de travailler. Et puis, j’avais une réserve d’idées sur L’Enéide que même les latinistes d’Oxford n’avaient pas forcément… J’avais le désir que mes étudiants se rendent compte que les premiers mots du texte ne se traduisent pas comme cela: «Je chante les armes et le héros qui…», mais bien comme ceci: «Je vais chanter la guerre et celui qui…»

Faut-il dans ce cas admettre que les traductions françaises plus anciennes sont fautives, ou simplement marquées par leur époque?

Tout cela à la fois. Elles sont bien entendu marquées par leur époque, mais il faut aussi avouer que, comme Virgile est un grand auteur classique, on le donne à traduire à des esprits aux idées élevées, et pas à des latinistes. Alors que les traductions françaises de Plaute ou de Pétrone, auteurs malsonnants, sont parfaites, et même remarquables.

Retirer Virgile aux latinistes peut donc générer des contresens…

Oui: toutes les deux pages en moyenne, je dois me séparer des traductions françaises.

En somme, la philologie ou la science de la traduction restent des domaines de recherche en mouvement, qui apportent leurs lots de nouveautés?

Tel mot, tel groupe de mots, tel vers célèbre donnent toujours lieu à de nouvelles interprétations chez les Oxfordiens. Ce sont des petits détails: on a découvert par exemple que le mot «vulnus», une fois sur deux veut dire «coup que l’on donne» et non pas «blessure que l’on reçoit». On a aussi découvert que le mot «arena», dans L’Enéide, ne veut pas dire «le sable», ou rarement, mais plutôt «la poussière du sol». Ce qui fait davantage sens: chez Virgile, on ne se bat pas sur le sable – et encore moins sur la plage. Par contre, lorsqu’on se bat, la poussière s’élève du sol. Ce sont encore une fois des détails, mais ces détails sont nombreux…

Dans la préface de votre traduction, vous insistez sur le plaisir que doit représenter la lecture de «L’Enéide»: c’est selon vous une œuvre «amusante à lire», construite comme un roman d’aventures, voire un film d’action. On sent chez vous un désir très fort de rendre Virgile au plus grand nombre…

Oui, il y a une volonté de service public… Au départ, l’idée était de faire une édition bilingue très annotée, qui sortira d’ailleurs en mai-juin dans la collection Budé. Et puis, mon éditrice s’est dit qu’elle allait en profiter pour faire un livre de Noël. Mais oui, il s’agissait d’en faire profiter le plus grand nombre: j’ai toujours été frappé de voir qu’une des grandeurs de la civilisation américaine est son art de la vulgarisation. J’ai tenté de vulgariser – et vous pensez bien que ce mot n’a rien de péjoratif – L’Enéide. Car le plaisir de l’historien, c’est aussi le goût d’expliquer, de faire comprendre… jusqu’aux choses que l’on dit ésotériques.

Quelles sont les préoccupations esthétiques de Paul Veyne lorsqu’il traduit?

De temps en temps, je sème un mot peu usité, comme pour faire signe: «la dextre», etc. Mais pour le reste, il s’agissait d’écrire en français réel. Par exemple, j’en ai assez de voir que Turnus est qualifié d’«audacieux», alors qu’en français on dit «hardi». C’est aussi simple que ça… Et puis, j’ai un principe de traduction, qui est que l’on traduit ce qui est banal dans une langue par ce qui est normal dans l’autre. Mentionnons aussi le problème de l’ordre des mots, qui n’est pas le même en latin qu’en français: les gens croient faire merveilles quand ils traduisent Virgile en respectant cet ordre latin, mais travailler de la sorte se fait au risque du charabia.

Donc, plutôt que de faire preuve de modernisme, il s’agissait pour vous de rendre Virgile au français contemporain…

Au français correct, oui… Ma préoccupation de la vulgarisation a un sens précis: il s’agit de faire comprendre le texte aux étudiants du latin.

En parlant d’études, vous avez eu un positionnement assez fracassant sur l’enseignement de cette langue, qui selon vous ne devrait pas se faire au niveau de l’école obligatoire…

J’ai dit une ou deux fois – mais c’était pour ne pas trop choquer – qu’une semaine j’étais pour le latin à l’école et l’autre contre. Mais je suis effectivement contre.

C’est une posture purement provocatrice?

De toute façon, on ne l’enseigne plus en France. Ensuite, soit on fait comme chez les jésuites au XVIIIe siècle, vingt heures de latin par semaine, sans mathématiques ni langues vivantes – et là, comme Baudelaire, on lit L’Enéide couramment. Sans cela, ce n’est pas la peine. Aujourd’hui en Occident, on porte aux nues la littérature russe, on est fanatique de Tolstoï, ou de Tchekhov. Mais combien de ces lecteurs ont-ils fait du russe?

Mais cela ne remet pas en cause l’enseignement du latin à l’université?

Ça, c’est autre chose… Vous savez qu’il existe à Paris une école des langues orientales vivantes (ndlr: l’Institut national des langues et civilisations orientales). Là, des mordus se prennent de passion pour l’Iran ou les Touareg, étudient, en partant de zéro juste après le baccalauréat, la langue targuie ou l’iranien. Le fait est que celui qui a la vocation peut apprendre ces langues en deux ans. J’ai vu de mes yeux un étudiant sortant de cette école se rendre chez les Touareg pour leur raconter dans leur langue des contes qu’eux-mêmes ne connaissaient pas. Mon idée est donc de créer une école des langues anciennes, où on fera latin et grec – obligatoirement les deux, puisque la civilisation latine n’est qu’un petit morceau de la civilisation grecque. Il y aura une question institutionnelle: les théologiens se fâcheront-ils si on y inclut la troisième grande langue ancienne, l’hébreu? Mais il faut créer cette école des langues mortes. L’idée m’est venue de ce que m’a dit un jour Raymond Aron: «On n’en peut plus de cet enseignement du latin qui monopolise des heures qui pourraient être utilisées plus utilement. Il faut et il suffit qu’il y ait à chaque génération cinquante hommes capables de traduire et d’écrire sur l’Antiquité.»

Quelle est la prochaine étape de votre parcours?

Elle est déjà en cours. Ce sera une édition commentée des Fleurs du mal. Ça me tourmente depuis juillet dernier.

Comment fait-on le grand écart de Virgile à Baudelaire?

C’est une question de goût! L’été dernier, je suis parti en vacances et je me suis dit: «Tu vas faire une chose: les Fleurs du mal, que tu prends au hasard pour relire tel ou tel poème, tu les reprendras du début à la fin, mot à mot.» Et je me suis rendu compte des extrêmes difficultés de ce texte qui, sans en avoir l’air, vaut celui de tel poète obscur plus contemporain.

Vous arrive-t-il de rêver en latin?

Non, et pour une raison fort bonne: je lis sans aucun problème le latin, le grec – sauf homérique –, l’allemand, l’anglais scientifique (dans les journaux, il y a des mots que je ne comprends pas), l’italien, l’espagnol, mais je n’en parle aucune. Ou presque: je parle italien par amour – je suis un «italomane» – et je sais qu’en passant trois semaines en Allemagne, je parlerai. Mais en général, ma dynamo ne tourne que dans un sens: de la langue étrangère vers moi. C’est certainement un trait caractériel, qui me vient de mon indifférence aux relations humaines – sauf avec des individus choisis. Je suis le contraire du mondain: je suis un rat de bibliothèque solitaire, alors quel besoin de parler une langue alors qu’on ne verra jamais les gens?