Virginie Despentes a le génie de la première phrase. Celle d’ Apocalypse bébé, son septième roman, résonne comme une chanson d’Aznavour qui aurait trébuché sur le début de la Recherche : «Il n’y a pas si longtemps de ça, j’avais encore 30 ans.»

C’est Lucie Toledo qui parle, détective sans ambition ni talent, spécialisée dans la filature d’adolescents. En deux paragraphes, l’auteure de Baise-moi a posé son personnage, une narratrice intermittente qui n’a le goût de rien sinon de se faire oublier pour garder son job. Une fonctionnaire du polar, en quelque sorte. Confrontée à une enquête qu’elle estime trop compliquée pour elle – retrouver Valentine Galtan, une adolescente des beaux quartiers qui a disparu dans le métro –, Lucie s’adjoint les services d’une privée à la réputation sulfureuse, la Hyène. Le tandem mal appareillé est embarqué dans un «road-book» (dixit Grasset!) de Paris à Barcelone, en traversant différents milieux sociaux et autant de personnages qui ont connu, élevé, aimé, abandonné ou humilié Valentine. Chaque personnage a droit à son portrait, sauf Valentine, qui a toujours un coup d’avance.

Le livre est foisonnant, explosif, haletant, solide et raffiné dans sa construction, d’une précision réjouissante dans les détails, et résolument contemporain. Virginie Despentes y parle d’un monde où jeter son portable dans la Seine est immédiatement assimilé à un geste de démence. Où les détectives ne filent plus les couples adultères mais les adolescents sur la demande de parents totalement dépassés. Où Internet a squatté nos vies, y compris chez les écrivains germanopratins qui, pour ne pas se faire oublier, postent eux-mêmes des notules critiques sur leurs ouvrages. Où les repères politiques ont tellement explosé que l’on peut passer d’un extrême à l’autre sans même s’en apercevoir. Et où, dans ce monde miné par sa propre dépression, le terrorisme apparaît comme l’alternative la plus enviable du suicide, surtout quand il est annoncé sur Facebook. Le tableau est noir, certes, mais pas désespérant. Cela tient autant à l’énergie déployée par Despentes pour raconter ses contemporains, leurs contradictions et leurs frustrations, qu’à sa force de proposition. Oui, il existe d’autres manières de vivre, d’aimer et d’être ensemble.

A ce titre, Apocalypse bébé est le prolongement par la fiction de son livre précédent, King Kong Théorie, essai inspiré de son expérience personnelle: un viol et la réparation de cette humiliation par la prostitution. On comprend pourquoi celle qui vient de terminer le tournage de Bye bye Blondie avec Béatrice Dalle et Emmanuelle Béart, adaptation d’un de ses romans, énerve autant ceux qui ont fait de la trilogie viol, prostitution et pornographie les trois piliers de l’avilissement des femmes, mais surtout le prétexte à les maintenir dans la peur de leur sexe.

Pour Virginie Despentes, ce qui est dégradant n’est pas de se frotter au monde, même le pire, mais de ne pas y aller sous prétexte qu’il est dangereux, d’abdiquer avant d’essayer, de se laisser enfermer dans l’image que les autres projettent, par commodité ou crainte. Son King Kong Théorie, essai à la première personne, est devenu culte auprès des adolescentes qui se sont retrouvées dans son écriture directe, ses embardées baroques, sa manière d’expérimenter une sexualité du dépassement de soi, avec ses ambivalences et ses violences, certes, mais aussi, parfois, la grâce au bout du chemin.

Avec Virginie Despentes, les gamines découvraient que le féminisme était autre chose que l’accomplissement du politiquement correct, autre chose qu’un truc de filles pour faire chanter les garçons, mais la meilleure lunette pour comprendre que le destin n’est pas affaire de nature ou de déterminisme biologique, mais d’invention de soi. Cela vaut pour les femmes comme pour les hommes. Mais, nous avertit Despentes, l’échec aussi fait partie du jeu.

Cette obsession despentienne de sortir du rang, et parfois d’en crever, est à l’œuvre dans son dernier roman, via ses trois personnages féminins, des exclues «du grand marché de la meuf» comme elle aime le dire. Il y a d’abord ­Valentine, gamine de 14 ans qui a tout fait, tout essayé, et que la douleur ne semble même plus atteindre; une adolescente abandonnée par des parents prêts à la sacrifier pour maintenir l’illusion de leur propre jeunesse. Mais cette Iphigénie 2010 est une aussi une bombe vivante, une kamikaze sans mobile.

Moins tragique, Lucie, 35 ans, oubliée de la vie et consciente que sa date de péremption n’est plus très loin. Cette neurasthénique un peu fleur bleue sera sauvée par l’amour, là où elle n’aurait jamais pensé le trouver. Chez Despentes, le dégoût précède souvent l’illumination. Enfin, troisième personnage, la Hyène, ainsi surnommée parce que l’animal a un clitoris si long qu’il est impossible à l’œil nu de distinguer le mâle de la femelle. Lesbienne assumée, mi-cow-boy, mi-amazone, elle fascine les hommes et siffle les filles dans la rue. Elle s’est construite à partir d’un secret qui l’a détruite en même temps qu’il lui a donné naissance. C’est elle le moteur de l’intrigue. Que cette figure de la marge la plus excentrée devienne par son humanité même un personnage universel, il fallait le faire.

Elisabeth Badinter (lire l’encadré) voit une proximité entre ­Michel Houellebecq et Virginie Despentes. Non seulement ils renouvellent les rapports hommes/femmes en inventant des fraternités insoupçonnées, mais ils sont les chroniqueurs attentifs de leur époque, dont ils désespèrent quand ils ne s’en moquent pas. On peut encore suggérer un autre point commun: derrière le cynisme potache du premier et la violence dionysiaque de la seconde, il y a une douceur, une empathie et même une espérance qui les rendent, au-delà de leur talent, irrémédiablement attachants. C’est aussi cela l’influence.

Apocalypse bébé, Virginie Despentes, Grasset, 344 p.

Son «King Kong Théorie» est devenu culte auprès des adolescentes