Il n’est jamais facile d’y voir clair dans un film de Claire Denis. Mais c’est justement ce qui fait toute la singularité et l’intérêt de son cinéma. D’un côté, le flou, le mystère et l’abstraction y règnent en maîtres plutôt qu’une limpidité narrative univoque. De l’autre, son regard saisit avec une force rare la présence des corps et des matières, aux antipodes de l’image de pure surface d’un cinéma majoritaire de plus en plus dématérialisé.

Sans rien abdiquer de ces constantes, White Material compte pourtant parmi les films les plus «lisibles». Présence centrale d’une star (Isabelle Huppert)? Regard extérieur d’une coscénariste de luxe (Marie NDiaye)? Toujours est-il qu’on ne s’en plaindra pas, le résultat nous ayant paru le plus heureux depuis longtemps – plus précisément Beau travail , il y a dix ans.

Plutôt qu’avec ce dernier film, tourné dans le désert rocailleux et sous le ciel bleu de Djibouti, White Material renoue en fait avec le tout premier de la cinéaste, Chocolat (1988), tourné lui aussi dans le plus luxuriant Cameroun: l’histoire d’une attirance impossible entre une femme blanche et un homme noir dans l’Afrique coloniale, inspirée de ses propres souvenirs d’enfance comme fille d’administrateur colonial. Vingt ans plus tard, ce ne sont plus les mêmes personnages, mais Isaach de Bankolé, le fier «boy» d’autrefois, joue ici un chef rebelle, «le boxeur». Et il est toujours question de couleur de peau, même si Denis est par ailleurs, dans ses films français, l’une des rares cinéastes capables d’employer indifféremment acteurs blancs ou noirs.

Ce qui a changé, c’est déjà que le contexte, tant géographique que temporel, n’est pas précisé. Dès le début du film, le départ de militaires européens sur fond de guerre civile évoque beaucoup de situations post-coloniales, de la Côte d’Ivoire au Zimbabwe. Mais la radio qui attise la haine fait aussi penser au Rwanda, les enfants soldats au Liberia ou à l’Angola. Bref, c’est l’Afrique subsaharienne dans tout son désespérant chaos.

Sur la plantation de café des Vial, seule Maria (Isabelle Huppert) s’active encore, refusant d’abandonner sa récolte. Prise en flagrant déni de réalité, elle tente de retenir ses employés, en engage d’autres, tolérant même la présence du «boxeur» blessé dans une dépendance. Pendant ce temps, Manuel, son bon à rien de fils (Nicolas Duvauchelle), s’ennuie et finit par se joindre aux rebelles. Son beau-père (Michel Subor) traîne aussi par là, dégagé des affaires, et passe le plus clair de son temps en peignoir. Seul André, son ex-mari (Christophe Lambert), qui vit avec une Africaine, tente de convaincre Maria de vendre et de partir – tout en négociant de son côté avec le maire de la ville voisine…

C’est du moins ce qu’on devine au détour d’une ou l’autre scène. Car la cinéaste est par ailleurs fidèle à son style impressionniste et anti-psychologique. Ce que l’on voit à l’écran, c’est ce qui reste d’un scénario plus détaillé sur lequel elle a opéré «par soustraction», réintroduisant de l’opacité. Manière de signifier que ce n’est pas tant ce que disent et pensent les personnages qui l’intéresse que leur manière d’être, de se mouvoir, dans ce climat de fin de règne de l’homme blanc.

Pour le spectateur, cela donne une aventure à la fois très sensorielle – on est projeté dans ce chaos avec encore moins de repères que l’héroïne – et intellectuelle – notre esprit essayant par tous les moyens de combler les «trous». Ce d’autant plus que le récit n’est pas linéaire, mais construit en flash-back! Mais pour compenser, White Material s’avère heureusement riche d’échos venus de toutes parts de l’actualité, de la littérature (Joseph Conrad, Doris Lessing) ou du cinéma (John Huston, Francis Ford Coppola, voire Lucrecia Martel), et propices à la rêverie.

Ce qui reste, en fin de compte, c’est l’idée d’un rejet du corps blanc par le continent noir. Pour la plus africaine des cinéastes françaises, même si son film peut paraître renvoyer dos à dos la faute des Blancs et la folie des Noirs, la colonisation de l’Afrique se solde ainsi par une catastrophe. Et ça, on se rend compte qu’à peu près aucun film français n’avait tenté de le dire auparavant.

Avec son casting inspiré, sa belle photo écran large et sa musique d’abord envahissante qui s’efface (Tindersticks), tout ceci donne un film elliptique à souhait, un peu frustrant pour qui cherche des réponses clairement énoncées, mais jamais moins que fascinant. Jusqu’à un final incroyable, où la famille blanche paie le prix fort pour s’être rêvée africaine. Un final digne d’Apocalypse Now, qui semble crier: «L’horreur! L’horreur!»

White Material, de Claire Denis (France 2009), avec Isabelle Huppert, Christophe Lambert, Nicolas Duvauchelle, Isaach de Bankolé, Michel Subor, Adèle Ado, William Nadylam. 1h45.

Ce qui reste, en fin de compte, c’est l’idée d’un rejet du corps blanc par le continent noir