Etre une mouche pour observer incognito ce qui se trame dans un salon. Beaucoup en rêvent. William Eggleston l’a presque fait. Dans les années 1960, l’Américain photographie son monde comme s’il volette d’un mur à l’autre, approchant une ampoule, butant contre une passante, évitant un juke-box.

«William Eggleston a inventé un langage. Il photographie ce qu’on ne photographiait pas à l’époque et photographie comme on ne photographiait pas. Il adopte des points de vue nouveaux et s’intéresse aux objets quotidiens. Henri Cartier-Bresson n’aurait jamais photographié cette canette de Coca posée sur une table», lance Agnès Sire, directrice de la fondation du même nom. Avec Daniel Girardin, la Française est commissaire de l’exposition William Eggleston, From Black and White to Colour, qui s’installe au Musée de l’Elysée, à Lausanne, après Paris l’automne dernier.

Pneus d'une berline

Sur des murs repeints en vert tendre s’affichent les étranges cadrages de l’Américain. Beaucoup de plafonds en effet, mais aussi des sortes de coupes latérales, comme si l’image avait été prise à hauteur d’enfant, sans volonté d’embrasser large ni de lever le nez. Une femme en minijupe dont on ne voit ni la tête ni les mollets. La banquette d’un restaurant, bien perpendiculaire, ou le rétroviseur d’une voiture. D’autres clichés prennent leurs racines plus près du sol, rasant les pneus d’une berline – motif récurrent dans l’œuvre d’Eggleston, comme modèle ou lieu d’où agit le photographe –, suivant des pieds nus sur une route poussiéreuse, léchant le bitume devant une station-service. Le point de vue du cabot, selon Agnès Sire.

Certains, encore, plongent de plus ou moins haut et il est assez ludique de s’interroger sur l’identité possible du preneur de vue, si ce n’était pas Eggleston. Le regard sur le réservoir de toilettes roses orné de bigoudis jaunes pourrait être celui de l’homme qui pisse. Le sel et le poivre posés sur le comptoir semblent avoir été photographiés par le cendrier qui doit se trouver en face.

Ces manières de voir, évidentes au quotidien, surprenantes en photographie, se retrouvent quelle que soit la teinte des tirages. «Quand je suis passé du noir et blanc à la couleur, la seule chose qui a changé, ce sont les films», assure le photographe. De fait, les images semblent les mêmes, mais c’est bien en couleur qu’elles paraissent donner tout leur potentiel. L’air d’avoir été prises de façon totalement aléatoire et spontanée, elles semblent des bouts de réalité bruts. Sans la distance d’une mise en scène soignée ou d’un noir et blanc élégant. Eggleston, pourtant, n’a cure de documenter le monde. Après avoir buté contre la conscience de ne pouvoir «faire mieux que de parfaits faux Cartier-Bresson», l’homme a trouvé des paysages inexplorés dans les centres commerciaux de son Mississippi natal. C’est tout. Il appelle cela «la caméra démocratique».

«Réunir l’épique et le quotidien»

«Il y a eu de la couleur avant lui, mais dans une approche pictorialiste. Lui se fiche d’enjoliver la réalité, poursuit Agnès Sire. Sa manière de photographier, de plus, n’est absolument pas narrative.» «La marque d’Eggleston est de réunir l’épique et le quotidien. Il y a toujours une beauté déroutante dans ses images du parfaitement banal, complète Daniel Girardin. Il adopte un langage simple, mais finalement difficile à décrypter car il ne contient aucun message explicite.»

En 1976, les tirages aux tons vifs (procédé Dye transfer) sont exposés au MoMA. Scandale: on pensait la couleur réservée aux magazines et à la publicité. «C’est vulgaire», estime la bonne société. Qui acquiert désormais des clichés d’Eggleston pour quelques centaines de milliers de francs pièce.

William Eggleston, From Black and White to Colour, jusqu’au 3 mai au Musée de l’Elysée, à Lausanne. Catalogue chez Steidl.