Wu-Tang Clan, légende en série
Musique
Il y a vingt-cinq ans, le groupe new-yorkais bouleversait les esthétiques du hip-hop. Son histoire fait aujourd’hui l’objet d’une adaptation télévisée en cinq épisodes, nourrissant l’engouement que suscite la transposition de sagas raps à l’écran

En 1993, dix inconnus issus de Staten Island, place pauvre du hip-hop de la côte Est américaine, publient Enter the Wu-Tang (36 Chambers) et changent d’un coup le paysage rap mondial. Deux grosses décennies plus tard, les mêmes se racontent dans un documentaire fleuve – Wu-Tang Clan: Of Mics and Men – et une série diffusée sur la plateforme Hulu. Créée par RZA, leader de la clique, Wu-Tang: American Saga rapporte le combat d’individus trouvant dans les rimes abstraites, les films de kung-fu et les samples soul une voie pour s’arracher au crime. Elégante, l’entreprise honore la trajectoire de ces créateurs décisifs. Elle rappelle également combien le rap constitue à présent un sujet de choix pour la fiction.
«Le Wu-Tang, c’est d’abord l’histoire d’un groupe surgit presque de nulle part alors que le G-funk californien dominait le marché rap américain», rappelle Pierrot Winter, ancien animateur de l’émission hip-hop Downtown Boogie (Couleur 3), cofondateur de la webradio Audiomatic et du pop-up store The Spot inauguré ces jours à Genève en collaboration avec le label Colour Records et le festival Soulitude Urban Expressions. «Quand le rap était encore plutôt sexy et clinquant, eux débarquaient avec des titres hypersombres, parfois privés de refrains. La production y était délibérément sale, accidentée, et traversée de sons analogiques inouïs. Le Wu: un ovni! A ce point que les premiers temps, les fans de rap ne savaient pas vraiment comme aborder ou interpréter Enter the Wu-Tang (36 Chambers).»
L’industrie à genoux
Rompant avec le bling-bling prisé par la côte Ouest américaine, croisant avec une liberté décapante philosophie orientale, fragments tirés de films d’arts martiaux et atmosphère souterraine, le Wu-Tang Clan avançait à la manière d’une armée, ses neufs MC rivalisant d’humour noir ou de jeux de mots tordus. A la clé: l’une des plus improbables success-stories vécues par l’industrie musicale américaine et quarante millions d’albums écoulés. «Qu’un groupe de rap possède dix membres dans ses rangs, c’était déjà inédit, rappelle Pierrot Winter. Mais que ces mêmes artistes dictent leur volonté à l’industrie, se permettant de publier les albums du Wu-Tang sur un label et ceux de chaque membre séparément sur d’autres entités, c’était sans précédent. RZA, metteur en son et véritable colonne vertébrale du groupe, est le cerveau de cette aventure. On lui doit l’apport artistique immense du Wu, mais aussi le développement d’un rap 100% indépendant aux Etats-Unis. Celui-là même qui a permis ensuite l’éclosion de Nas ou de Jay-Z.»
Néanmoins, depuis The W (2000), dernier album marquant, le gang est aux abonnés absents. Coupable de publications dispensables, comme A Better Tomorrow en 2014, il ne se reforme plus qu’opportunément au gré de tournées ouvertement lucratives, comme au printemps, la plupart de ses membres préférant s’écharper en justice le reste du temps. «La légende du Wu-Tang s’est façonnée durant les années 1990 pour ensuite se figer», résume Pierrot Winter. A l’annonce de la mise en ligne ce mois d’American Saga, naturellement, on se méfiait.
En 2007: Critique. Le Wu-Tang Clan ou le syndrome du rap qui tue
«Fuck the streets!»
On se méfiait parce que si les dernières années ont été riches en biopics (Straight Outta Compton sur NWA, 2015) et séries (The Get Down, 2016) contant le développement ou le triomphe de la culture hip-hop, la plupart de ces projets n’avaient souvent d’autre intérêt que de glorifier grossièrement leur sujet (All Eyez On Me sur Tupac Shakur, 2017). Imaginé par RZA et le scénariste Alex Tse (Superfly, 2018), American Saga évite l’autocélébration. S’il est bien question là des origines du «meilleur groupe de rap qui ait jamais existé», l’entreprise évoque plutôt la série The Wire (2002-2008) noyée dans le chaudron hip-hop.
Pour trame, la trajectoire de Bobby Diggs, futur RZA (incarné par Ashton Sanders, vu dans Moonlight, 2016), grandi à Stapleton, une no-go zone new-yorkaise. Le crack y règne en maître. Ici, on est chroniquement dans le besoin, et puis l’on crève. Zen, rêveur, aussi très déterminé, Diggs cherche dans la musique une voie pour s’arracher à la misère. Patiente, la série le suit au gré de ses trois premiers épisodes, examinant comme sous cloche un contexte où nulle solution n’est offerte. Apparaît alors une suite de personnages – à vif (Ghostface Killah), lunaire (Method Man), morose (Raekwon), astucieux (Inspectah Deck, joué par Joey Bada$$) ou tourné dingue (Old Dirty Bastard): des jeunes en roue libre s’épuisant dans une scène musicale locale asphyxiée.
Fin stratège
«On est là face à neuf rappeurs qui possèdent tous un style immédiatement identifiable et un caractère fort, mais qui acceptent en rejoignant le futur RZA de se mettre entièrement au service de sa vision, explique Pierrot Winter, dont le pop-up store genevois offre à travers l’exposition Rap Life une plongée dans la chambre d’un fan imaginaire du «Wu» et du rap américain des nineties. Le résultat en sera l’élaboration d’une esthétique et d’un lexique hip-hop entièrement rénové.» Car RZA – plus tard auteur des bandes originales de Ghost Dog: La Voie du samouraï (Jim Jarmusch, 1999) ou de Kill Bill: Vol. 1 (Quentin Tarantino, 2003) – peut bien être un instinctif, il avance d’abord en stratège.
Comprenant que le succès s’embrassera au prix d’un bouleversement intégral des codes du rap, aux paillettes il oppose alors l’ésotérisme et le mystère. Aux penthouses, les bas-fonds des cités mortes. Aux basses rutilantes, une soul abstraite et cinématographique. Aux mots pauvres du gangsta, un glossaire étrange, parfois impénétrable. «Tout cela, c’est ce dans quoi tu dois mettre ton travail, et fuck the streets! jette-t-il à Raekwon, lors d’une scène réussie où les deux enregistrent d’un trait une prise parfaite. En 1993, rejoints par leur clique, les mêmes gravaient l’un des singles clés du Wu-Tang, C.R.E.A.M.: «Cash rules everything around me» («L’argent domine tout autour de moi») jure son refrain.
Un concert en 2015: Pourquoi le rap s’en est-il pris au kung-fu?
«Wu-Tang: American Saga», créée par RZA et Alex Tse (Etats-Unis, 2019), cinq épisodes, avec Joey Bada$$, Caleb Castille, Trayce Malachi, Vincent Pastor, disponible sur Hulu.
The Spot, rue Diorama 2, Genève.
Travi$ Scott au naturel (ou presque)
Le monde est peut-être à ses pieds, mais tout ne fut pas si facile. En résumé, c’est le propos de Look Mum I Can Fly («regarde maman, je peux voler»), film tout à la gloire de Travi$ Scott diffusé par Netflix. Douze mois après la sortie d’Astroworld, grande œuvre consacrée deux fois platine, le Texan retrace sa trajectoire, depuis l’enfance à sa récente tournée triomphale. Archives, interviews, images inédites ou live: les fans seront ravis. Les autres peuvent fuir.
Travis en compagnie de sa mère, de sa fiancée (Kylie Jenner), de sa gosse, de son crew, de ses admirateurs, de… qui voudra. Ici, ne chercher nulle méditation sur l’absolue nécessité de créer ou sur l’inconvénient d’être né. En 84 minutes, Look Mum I Can Fly ne possède qu’un unique sujet: Jacques Webster Jr., gamin grandi près de Houston au sein d’une famille relativement équilibrée, puis qui se lance ventre à terre dans le hip-hop, lâchant ses études pour rimer à temps plein parvenu à la puberté. Dix ans plus tard, le même rempli les stades, partage en temps réel son existence sur les réseaux sociaux, traîne avec l’avant-garde du hip-hop états-unien et s’observe en bête médiatique parmi les plus increvables du «rap game».
Jusqu’ici, donc, rien qu’on apprenne de fondamental dans ce film traversé de scènes assommantes (combien de séquences où les fans hurlent à la mort quand «Cactus Jack» sort de voiture ou embrasse chastement sa chérie) ou d’images studieuses capturées en studio – Travi$ y travaille dur, apprend-on, et jamais seul. Dans cette hagiographie convenue, mais plaisante pour les extraits de concert qu’elle propose, on retiendra la raison avouée qui pousse ce jeune homme de 27 ans à s’accrocher ferme à son rêve depuis les premières poussées d’acné: une promesse faite à sa mère et à sa grand-mère selon laquelle, un jour, il sera célèbre et marquera son siècle. Avec Astroworld, disque imposant, Scott avait mis un pied dans l’éternité. Le Grammy qu’il attendait lui a été refusé. Son film semble n’exister que pour le réclamer. En enfant gâté.
«Travi$ Scott: Look Mom I Can Fly», de White Trash Tyler (Etats-Unis, 2019), 1h24, disponible sur Netflix.