Pendant les défilés de Yiqing Yin, on voit des choses qui n’existent pas. Des robes taillées dans de l’eau, ou bien dans des nuages… Des robes en métamorphose. On les croirait vivantes. Ses collections de haute couture donnent le sentiment de ne plus rien comprendre, de ne savoir mettre de mots ni sur les matières ni sur les techniques. C’est voulu. Yiqing Yin souhaite que l’on ne comprenne pas. «Je suis ravie quand on me dit: je ne sais pas comment c’est fait!» Ses secrets de fabrication sont simples, dit-elle. «Des mix de techniques existantes, très pragmatiques. Mais j’essaie toujours, par le choix des matériaux, de la palette de couleurs, des textures, de faire en sorte que plus rien ne soit reconnaissable. J’essaie de perturber la lecture en ajoutant, dans les décorations, des matériaux très communs comme la gaze d’hôpital. On oublie les frontières, on ne discerne plus ce qui relève de techniques nobles ou vulgaires.»

Yiqing Yin voulait devenir sculptrice. Elle a d’ailleurs étudié à l’Ecole nationale des arts décoratifs, mais lorsque ses mains ont rencontré la matière «tissu», elle a su que c’était à travers lui qu’elle allait s’exprimer. On pourrait tout aussi bien décider que ses créations relèvent de l’art poétique. Sauf qu’elles se portent sur un corps de chair et qu’en général on appelle cela un vêtement. Elle aime bien ce mot, d’ailleurs, «vêtement». Il revient souvent dans la conversation. Elle n’y voit rien de trivial. Au contraire. «Il n’y a rien de plus réel qu’un vêtement qui porte sa fonction et la fonction sociale de la personne qui l’habite. C’est le premier habitat du corps. Et même en l’absence du corps, il retranscrit l’histoire vécue de celui qui le porte», souligne-t-elle.

Yiqing Yin a eu le destin perturbé des enfants déracinés. Quand elle avait 4 ans, ses parents ont dû quitter la Chine après les événements de la place Tiananmen. Ils se sont installés en France. Puis en Australie. L’idée du déracinement est très présente dans ses collections. Ou plutôt, celle d’enracinement. Elle a appris à faire façon de ces ruptures du destin: abandonner un pays, une culture, des amis derrière soi, pour aller vers l’inconnu, cela engendre des peurs profondes, mais permet aussi de faire de la place pour se réinventer. Ces interruptions expliquent peut-être sa technique de couture. Yiqing Yin dessine et conçoit environ 20% du vêtement. Le reste naît par accident, sur le mannequin, dans une rencontre, parfois une confrontation, entre les mains de la couturière et le tissu. Yiqing Yin sculpte debout.

Le nom de Yiqing Yin a commencé à être connu du grand public lorsque Audrey Tautou, la maîtresse de cérémonie du dernier Festival de Cannes, est apparue dans une robe drapée, réalisée par la couturière de 28 ans (lire p. 43). Mais les professionnels la connaissent depuis quelques années. Elle a présenté sa première collection pendant le Festival international de la mode à Hyères en 2010. L’année suivante, elle défilait à Paris. Ce premier défilé «Ouvrir Vénus», présenté en juillet 2011, était très instinctif. «On était une bande de jeunes diplômés, on ne savait pas trop ce qu’on faisait ni où on allait. Tout tenait avec des fils, c’est le cas de le dire.» Il y avait peu de monde et la salle était minuscule. Mais elle a réussi, en une collection, à nous entraîner dans son univers onirique, pas toujours rose d’ailleurs. Et depuis, on la suit. Son deuxième défilé était plus construit. Elle avait mis sa technique au service d’une idée: celle de la métamorphose du corps humain en corps animal. «Le challenge était d’utiliser des techniques traditionnellement issues de la couture pour définir une nouvelle créature, avec différentes textures, différentes surfaces.» Et lorsqu’on l’écoute raconter ce qu’elle fait, et comment elle le fait, on devine qu’à chaque collection elle raconte, et réinvente aussi sa propre histoire.

Le Temps: La femme qui semble se dessiner au fil de vos collections est-elle une chimère?

Yiqing Yin: Oui, une femme chimère, un peu écorchée, mais toujours dans un processus de transformation. Jamais finie, jamais figée. C’est une proposition pour un nouvel idéal de beauté, moins convenu, un peu subversif.

Quand on regarde vos défilés, on a le sentiment que le corps de la femme ne suffit pas.

On rajoute, on transforme, on entaille, pour rehausser, bousculer un peu son anatomie ou ses proportions, on dessine de nouvelles ossatures. Mais cela ne donne rien d’étrange au niveau de la silhouette.

Un lien très fort semble vous lier à la nature.

Elle m’inspire. La lumière est très importante dans la construction de ma palette et dans mes choix de matériaux et de tissus. Je prends toujours en compte l’aspect photogénique des créations. J’ai fait une collection basée sur les multiples humeurs, liées aux lumières qui se reflétaient sur la nature aux différentes heures de la journée. J’ai essayé de rendre la réfraction de la lumière sur l’eau, grâce à des techniques variées et à des matériaux plus technologiques, comme cet organza cristal qui diffracte la lumière de façon différente selon l’angle où l’on se trouve et la matière que l’on place en dessous. J’aime ce genre de matériaux changeants. Pour la dernière collection, j’ai fait réaliser un velours épais, tissé sur des métiers traditionnels, par la maison Luigi Bevilacqua, de Venise. Il est rasé au sabre à la main et change de couleur selon l’inclinaison, la lumière, le mouvement.

Vous utilisez aussi des matières qui n’ont rien à voir avec la couture. Comment les découvrez-vous?

Parfois elles viennent à moi. J’aime bien fouiner aussi. Dans chaque collection, j’aime utiliser un ou deux matériaux impossibles. Par exemple, lors de la dernière collection, j’ai utilisé du «PVC prism-reflector» que l’on emploie normalement dans l’ameublement. Quand on le regarde de manière frontale, la matière laisse transparaître ce qu’il y a en dessous, mais en le diffractant comme un kaléidoscope. Tout ce qui est en vision périphérique reste opaque. Il a fallu tester sa résistance, sa capacité à être cousu. D’habitude il est thermocollé. On peut faire des housses de canapé ou des bouées avec ce matériau. Mais il avait un certain charme et je l’ai associé à des matières traditionnelles comme la dentelle de Calais rebrodée de cristaux.

Vous aimez travailler des techniques traditionnelles comme les smocks ou le drapé, mais sous vos mains, ils ressemblent à autre chose.

Les smocks, le drapé servent traditionnellement d’ornementation. Je préfère utiliser le potentiel dynamique du plissé pour faire la forme: le pli n’est plus juste une décoration, mais fait partie intégrante de la structure du vêtement.

Dans un pli, dans un drapé, il y a autant de vide que de plein.

Oui, il y a un espace de communication et un espace de respiration. Cela définit un vide autour du corps qui devient une protection. La répétition de la même ligne droite dans la matière la rend plus forte. La mousseline de soie – un tissu impalpable et qui fuit dans les doigts – une fois plissée d’une certaine manière, avec une certaine longueur dans les courbes des smocks, va prendre une allure beaucoup plus rigide et aura cette mémoire de la forme. Elle ne changera pas au fil du temps. Elle sera sculptée, sans avoir besoin d’être entoilée. Sa rigidité est induite naturellement par l’accumulation de la matière.

Avez-vous l’idée de carapace, de protection en tête quand vous créez vos collections?

Ce n’est pas tant la notion de carapace que de paradoxe qui m’importe. Des vêtements qui évoquent une armure par leur volume vont surprendre par la légèreté du tissu. Il y a effectivement la notion d’armure dans les vêtements que je construis, mais aussi celle de seconde peau, de par la fragilité de la matière.

Vos vêtements ont l’art de raconter quelque chose de profond, de l’ordre de la faille, de manière à la fois douloureuse et poétique.

Nous sommes des êtres complexes (sourire). La nature, le corps animal, l’écorché, tous ces thèmes qui sont récurrents dans mes collections sont des supports d’expression, des supports visuels. Mais avant cela, je fais tout une recherche sur le personnage, les émotions, les états d’âme que je souhaite exprimer. Et notamment dans la dernière collection. Le support graphique, c’était les fonds marins. Mais cette esthétique m’a servi à exprimer une forme de folie, une démence, l’amnésie, la perte de mémoire, de repères, le flottement, la sensation de se diffracter, le sentiment de s’enfoncer et de voir le monde à travers une bulle de glace ou d’eau.

Avez-vous fait de la plongée?

Oui, j’ai ressenti ce sentiment d’être à la fois fascinée et aspirée par le vide. On perçoit de l’attrait et une forme de dégoût face aux écosystèmes bizarroïdes qu’on a envie de toucher sans oser, parce qu’on ne sait pas si ça va être dur ou visqueux, si ça va nous aspirer le doigt. On est entre deux mondes.

Vous avez quitté la Chine quand vous aviez 4 ans. Or dans vos collections, je lis une tentative d’enracinement de force, comme si la nature voulait prendre possession des robes pour essayer de les ancrer là, dans le présent.

C’est joli comme image. Je ne me suis jamais posé cette question en ces termes, mais cela rejoint totalement ma vision. Les vêtements sont nos points de repère, des témoins de notre identité et de notre histoire. C’est le premier habitat du corps. Et même en l’absence du corps, il retranscrit l’histoire vécue. On perd cette notion-là avec la mode changeante et la fast fashion, mais auparavant, quand on voyait sur un portemanteau le manteau d’une personne particulière, cette personne pouvait ne pas être là, on la reconnaissait. C’était son manteau. On sent la présence dans l’absence. Ma réflexion de création vestimentaire est basée sur cela. Sur des thèmes beaucoup plus oniriques, plus légers, plus frivoles, certes, mais toujours pour proposer le vêtement comme une expérience d’identité. Quand j’étais petite, je changeais souvent de pays, d’environnement, d’amis, de famille. On y perd ses repères. Quand on voyage beaucoup, le vêtement est le premier abri du nomade. Il permet de se réapproprier son histoire, son identité. De renouer des liens avec les choses qui nous donnent de la force. En cela, le vêtement a une signification forte, au-delà du système de mode. C’est un outil de construction de soi et un canal de communication avec l’autre.

Vous avez peu vécu en Chine, mais est-ce que ce pays transparaît d’une manière ou d’une autre dans vos collections?

Pas de façon rationnelle. Mais quand je suis interviewée par des journalistes chinois, ce sont eux qui me font remarquer que dans telle collection, tel vêtement est d’inspiration chinoise. Je leur réponds que non, que mon inspiration est dégagée de toute connotation. Mais certainement que le fait d’avoir grandi entourée de beaux objets anciens – mes parents étaient antiquaires – a sans doute influencé de façon inconsciente mon monde créatif. Ce n’est pas quelque chose que je recherche, ni de calculé.

D’où vous est venu le goût de la couture?

A l’origine, c’était plutôt une approche sculpturale. J’ai adoré l’exposition de Yohji Yamamoto aux Musée des arts décoratifs en 2005. Il y parlait de vêtements comme témoins identitaires. Il s’inspirait des vieux habits utilitaires, des uniformes de métier, parce qu’il n’y a rien de plus réel qu’un vêtement qui exprime sa fonction et la fonction sociale de la personne qui l’habite. Cet objet a une vraie utilité, qui est indispensable, mais au-delà de ce qu’il est, il illustre un univers de non-dits, des choses impalpables, comme le caractère, l’humeur, les névroses de celui qui le porte. C’est un objet en trois dimensions qui recouvre un autre objet en trois dimensions, le corps.

Vous sculptez?

Je moule plus que je ne couds un vêtement: j’ai besoin d’avoir le corps à la verticale, avec l’apesanteur, l’espace autour, projeter dans ma tête le vêtement en mouvement. Dans le flou (en couture, une technique de réalisation de vêtements dans des matières souples comme la soie, la mousseline, le voile, le velours, par opposition à la technique de fabrication de tailleurs, ndlr), on a une silhouette à peu près définie à 20% et tout le reste doit se chercher, en travaillant les volumes. Ça laisse la place aux accidents, qui sont les vrais miracles de la création. Il faut savoir s’arrêter et dire: «C’est fini.» Sinon, on peut toujours tout décaler d’un centimètre. Il faut savoir revenir en arrière. Sacrifier des choses. Ça peut rendre fou. Les vêtements flous peuvent ne jamais être finis. Il y a toujours un élément laissé à l’abandon, ou qui est encore en cours de métamorphose, mais ce n’est pas grave, parce que c’est quelque chose de vivant qui va respirer, bouger. Je ne fais jamais de vêtements figés, durs, caparaçonnés. Le vêtement sera fini par le corps de la femme qui le porte, par son identité, par sa voix…