Spécialistede la littérature du XVIIIe siècle et codirecteur de la revue «Multitudes», Yves Citton se penche depuis des années sur la question de l’attention, devenue un bien précieux avec l’explosion d’Internet. Face aux multiples sollicitations du monde numérique, le chercheur défend une forme de distraction poétique
Pourquoi faut-il lire Pour une écologie de l’attention d’Yves Citton? Parce que le Genevois qui enseigne à Grenoble, après avoir passé douze ans aux Etats-Unis, prend le contre-pied des jérémiades que l’on entend souvent à propos d’Internet qui rendrait bête, de Google qui uniformiserait les esprits, de la télé-réalité qui serait l’acmé du narcissisme stupide. Comment condamner globalement ce qui désormais nous constitue? Pour autant, celui qui se définit comme un «archéologue des médias» n’est pas naïf. Si notre attention est tant sollicitée, c’est qu’elle est devenue la valeur cardinale de l’économie numérique, une nouvelle monnaie pour évaluer la performance: je vaux tant de clics. Il serait toutefois extrêmement dommageable, dit le chercheur, que cette question soit réduite à une stricte valeur économique. Dans son livre, Yves Citton recense une multitude d’attentions, de nature, d’intensité et d’effets différents. Attentions individuelles, conjointes et collectives, «toujours ambivalentes comme le réel». Les ignorer, c’est se condamner à l’aveuglement, à l’origine de la plupart des crises que nous traversons.
Le Temps: Films, encyclopédies en ligne, sites, réseaux sociaux, autant de bien culturels numérisés auxquels on peut avoir accès facilement. Le problème n’est donc plus de produire des contenus – ils sont pléthoriques – mais de capter l’attention d’un public submergé. Est-ce vraiment nouveau?
Yves Citton: A la Renaissance déjà, on se plaignait qu’il y avait trop de livres alors que l’imprimerie commençait à peine à se développer! Il faut cependant distinguer ce qui relève d’un symptôme d’autorité – les profs qui déplorent le manque de concentration de leurs élèves sans se demander si leurs cours sont passionnants – d’un phénomène plus large. Jonathan Crary fait remonter cette question de l’attention en 1880, quand la machine industrielle impose de nouvelles exigences sur les corps et les systèmes nerveux humains. Il faut alors contrôler l’attention de l’ouvrier pour qu’il ne soit pas distrait sur la chaîne de montage et, en même temps, attirer l’attention des consommateurs pour qu’ils achètent ces biens multipliés par la machine industrielle. C’est à ce moment également qu’apparaissent les premiers médias de masse, radio et presse, qui assureront la publicité de ces marchandises, et que se développe la psychologie expérimentale qui mesure précisément nos capacités physiologiques. On peut dire ainsi que toute l’histoire du capitalisme industriel est une crise de l’attention.
Mais cela explose évidemment en 1995 avec Internet, où l’attention devient un bien si précieux qu’elle autorise la gratuité – relative car il faut quand même payer, l’électricité, les gens qui la produisent, les matières premières qu’elles nécessitent, les pollutions qu’elles occasionnent, etc. L’économie, traditionnelle, basée sur les ressources limitées, n’a pas été remplacée par l’économie de l’attention, qui touche essentiellement les biens culturels.
– Cette attention est-elle une nouvelle monnaie?
– On dit souvent que si j’ai accès à quelque chose de gratuit sur Internet, c’est que la vraie marchandise, c’est moi, à savoir mon attention. Mais pour que l’attention puisse se monnayer, il faut un certain nombre de conditions: d’une part, que l’infinie diversité des attentions concrètes soit réduite à une unité homogène et quantifiable (par les mesures d’audimat ou par l’algorithme de Google PageRank); il faut aussi pouvoir capitaliser l’attention, par nature volatile, et pour cela il faut des institutions qui fonctionnent comme des banques de la monnaie attentionnelle: c’est le rôle des médias qui, selon le philosophe allemand Georg Franck, sèment de l’information pour récolter de l’attention. Passer à la télé, cela vous donne une certaine aura, monnayable même chez le boulanger qui vous y a vu. Loin de moi l’idée de m’en moquer. L’attention d’autrui est un besoin. Elle est vitale à notre humanisation.
– Par un effet de contamination, si je suis un objet de valeur, tout ce qui m’intéresse sera valorisé.
– Oui, l’attention attire l’attention. Mais le plus important est ailleurs, dans le rôle que joue l’attention dans nos valorisations. Flaubert disait: il suffit de regarder une chose assez longtemps pour qu’elle devienne intéressante, et donc prenne de la valeur à mes yeux. Je parle à ce propos de «cercle incestueux»: j’accorde de l’attention à ce que je valorise, mais l’inverse est également vrai: je valorise ce à quoi j’accorde mon attention. Et très vite, on ne sait plus lequel est la cause de l’autre.
– Certains n’ont jamais accès à la visibilité. Vous évoquez une nouvelle lutte des classes qui peut mener au conflit civil. Peut-on appréhender par le prisme de l’attention un mouvement comme Daech, par exemple?
– Les gens de Daech font exactement ce qu’il faut pour profiter au maximum de l’économie médiatique de l’attention. En cela, ils sont le miroir monstrueux d’un certain mode de visibilité que nous avons exporté sur toute la planète. Dans la présence concrète, l’attention est toujours réciproque. Quand nous parlons comme en ce moment, nos attentions se nourrissent mutuellement: si vous regardez votre téléphone, je m’arrête… Or, cette réciprocité s’est cassée avec l’émergence des médias de masse, en particulier la télévision et son téléjournal: je vois le journaliste, en direct, mais lui ne me voit pas. De même, tout le monde regarde Hollywood, mais Hollywood ne prête aucune attention au Burkina Faso, par exemple. Il y a des pays importateurs d’attention et d’autres exportateurs. Cette asymétrie crée de la frustration, des inégalités. Le «terrorisme», un mot que je n’aime pas, je parlerais plutôt de «violence réactive», répond à cette «insupportabilité» structurelle de l’invisible par une autre forme d’insupportabilité, événementielle, qui, elle, attire l’attention. Cela confère aux gens de Daech du pouvoir. Car, ils l’ont bien compris, on peut contrôler le pompage des matières premières, des finances, de la main-d’œuvre mais on est démuni face à la circulation médiatique de l’attention. Le mieux, pour neutraliser le «terrorisme», serait de ne pas en parler.
– Vous voulez rire…
– Je sais, c’est devenu impossible et c’est peut-être tant mieux: au moins, ça nous forcera à faire face à des déséquilibres et à des injustices qu’on ne peut plus balayer sous le tapis. Mais ça devrait quand même faire réfléchir tous les journalistes qui font exister le «terrorisme» en lui donnant la chambre de résonance dont il se nourrit. Les médias sont pris dans un étau entre ce que Bruno Latour appelle «l’intermédiaire» et «le médiateur». L’intermédiaire serait comme la clé USB, ça entre et ça sort tel quel: transmission sans transformation. C’est ce qu’on attend idéalement des médias d’«information». Le médiateur, lui, est comme un diplomate pris au milieu de deux pays en guerre: il traduit, interprète, reformule, négocie. Les médias devraient admettre qu’ils sont des médiateurs: qu’ils produisent autant d’interprétations que d’informations. Le rejet massif auquel on assiste envers les médias, les élites, les intellectuels, les experts, les politiques, vient sans doute en partie de cette conscience d’avoir affaire à des médiateurs qui dénient leur rôle de médiateurs.
– Pour échapper à ce phénomène, vous faites l’éloge de la distraction. Bizarre, non?
– Dans les lamentations actuelles sur notre prétendue distraction pathologique, on a tendance à ne valoriser que la concentration. Il est important de pouvoir se concentrer, c’est un privilège à entretenir, mais pas un modèle unique à imposer. Faire de la concentration le seul régime attentionnel digne de valorisation est une imposture, un danger même. Vous connaissez la fable du crapaud fou?
– Non…
– On sait que les crapauds se déplacent en bancs. Quand ils traversent la route, ils se font souvent écraser par dizaines. Or, dans chaque groupe, il y a un crapaud fou qui ne suit pas les autres et grâce à qui l’espèce peut survivre, pour autant qu’il rencontre sa crapaude folle! Quand nous sommes tous obnubilés par la même chose (la croissance du PIB), il est bon d’être distrait (par des symptômes de pollution). La dynamique circulaire de l’attention et de la valorisation est au cœur de multiples crises. Par exemple, l’effondrement financier de 2008 était dû, comme la plupart des bulles spéculatives depuis le XVIIe siècle, à l’alignement des attentions sur certains indicateurs plutôt que sur d’autres: on concentre tellement son attention sur un phénomène précis qu’on devient aveugle à tout le reste.
– Mais comment mieux voir? Mieux écouter? Parvenir à cette écologie de l’attention que vous prônez?
– Il y a une multiplicité d’attentions. Celle qui relève de l’alerte face à un danger potentiel, qui est une condition de survie. Mais il y a aussi le fait d’être «attentionné», envers les autres, envers soi, envers son environnement. Il y a l’attention «flottante», que les études littéraires ont en commun avec la psychanalyse, qui me permet d’écouter, dans une parole, autre chose que ce qui se dit explicitement. Contrairement à ce qu’on croit, il n’est pas facile de contrôler ses objets d’attention: cela échappe largement à notre pouvoir conscient. L’écologie de l’attention tient compte de cette pluralité. Elle aide aussi à être attentif au milieu, à l’environnement, à l’arrière-plan, tout ce qui nous constitue et qui a tendance à disparaître derrière les figures qui font «l’objet» de notre attention. Le vrai défi des années à venir est d’apprendre à mieux écouter ce «fond» environnemental et à en prendre soin.
«Les gens de Daech sont le miroir monstrueux d’un certain mode
de visibilité
que nous avons exporté sur toute la planète»