Bien sûr, il y a l’odeur du vent chaud, la perpétuelle danse des cheveux, les pieds qui chauffent. A chaque coin de rue, des grappes d’hommes et de femmes impressionnantes de densité. Des groupes où se mêlent caftans roses, bleus, verts, violets. Des groupes «dessinés et peints» qui n’étaient selon lui que «l’improvisation de la vie» et lui rappelaient les croquis de Delacroix. C’est donc cela qu’il voyait. Des couleurs, de la lumière, de l’intensité, du relief. C’est donc ici que tout a commencé. L’audace, la «violence des accords», «l’insolence des mélanges», «l’ardeur des inventions». C’est donc ici, dans cette ville qui était sa seconde maison.

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Nous voici à Marrakech, quelques semaines avant l’ouverture du Musée Yves Saint Laurent, qui a eu lieu le 19 octobre dernier. En cette triomphante journée de septembre, les mots du petit prince de la haute couture hantent notre esprit. Classique. Pour les férus de mode, un pèlerinage romantico-mystique sur les traces d’«YSL» au Maroc est aussi attendu qu’un périple de Patti Smith en terre rimbaldienne. N’empêche, l’occasion est particulière. Pour la première fois, un sanctuaire de la mode voit le jour en Afrique pour célébrer un grand couturier occidental. Yves Mathieu Saint-Laurent, Français né à Oran en 1936 et qui découvrit la cité ocre en 1966. Coup de foudre. Achat d’une maison avec son compagnon Pierre Bergé. Avant chacune de ses collections, c’est là que le fils du pays venait s’enfermer pour dessiner ses croquis. Son œuvre doit tant au Maroc qu’il était «parfaitement naturel, cinquante ans après, d’y construire un musée», déclarait Bergé, instigateur du projet, avant sa disparition le 8 septembre dernier.

Espace caméléon

Aux abords du Jardin Majorelle, on ne parle que de ce bâtiment de 4000 m2. Les petits commerçants se réjouissent de voir plus de touristes affluer dans leur quartier. Mais il y a plus. Dans les regards, l’affection pour Yves Saint Laurent est palpable. «Je le voyais parfois passer dans la rue. Il est de chez nous!» assure l’un. «J’aime beaucoup son travail, même si je ne connais pas très bien la mode», confie l’autre. Dans la rue Yves-Saint-Laurent, un ouvrier loue le nouveau musée, «qui ressemble aux maisons marocaines».

C’est vrai: le Musée Yves Saint Laurent Marrakech (mYSLm) ne violente pas son environnement. Comme la mode du couturier, il s’intègre dans le paysage, sculptural et familier à la fois. Conçu par Studio KO, cabinet d’architectes fondé par Olivier Marty et Karl Fournier (voir ci-dessous), le bâtiment est drapé dans une vêture de briques, assemblage de cubes rappelant la trame d’un tissu. Blanc et lumineux, l’intérieur ressemble lui à la doublure d’un vêtement. Les courbes sont circulaires. Elles embrassent, enveloppent le visiteur. Un écrin sobre et élégant pour accueillir une partie de la collection de la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, soit 5000 vêtements, 15 000 accessoires haute couture, ainsi que des dizaines de milliers de dessins. Le tout est conservé au 5, avenue Marceau, entre les murs du Musée Yves Saint Laurent Paris, le faux jumeau du mYSLm inauguré le 3 octobre dernier. «Ces deux musées sont complémentaires. A Paris, il est question d’évoquer le processus créatif de Saint Laurent, tandis qu’ici à Marrakech, il s’agit plutôt d’un voyage à travers ses inspirations», détaille Björn Dahlström, directeur du mYSLm.

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Pas d’ethnocentrisme

Plus qu’un musée, l’institution marrakchie se veut un véritable centre culturel qui se décline en salle d’exposition temporaire, en bibliothèque de recherche rassemblant plus de 5000 ouvrages, en un auditorium de 150 places, en une librairie et en un café avec terrasse. A l’image des créations de Saint Laurent, ce lieu vivant et démocratique veut dialoguer avec la rue, et pas seulement avec un public international de privilégiés. Dans le cadre de l’inauguration du musée, la direction a d’ailleurs organisé sur la place Jemaa el-Fna la projection de deux défilés d’«YSL» sur écrans géants. «La figure d’Yves Saint Laurent suscite ici une fierté, mais il faut aller plus loin et permettre aux Marocains de comprendre qui était ce couturier, quels étaient son travail et son importance dans l’histoire de la mode», développe Björn Dahlström.

Mais le directeur le sait bien: les flux culturels ne circulent pas à sens unique et les artistes vivants africains comme le créateur Nourredine Amir seront aussi à l’honneur du mYSLm. «La mode occidentale a tendance à se regarder un peu elle-même. L’Afrique est un continent fondamental dans l’histoire de la mode et du costume et, dans un monde globalisé, il était temps de partager ce patrimoine avec tout le monde.»

Voyages imaginaires

Dans l’espace d’exposition permanente, la salle Yves Saint Laurent, les mots de Björn Dahlström résonnent avec l’œuvre du maître. Choisis par Pierre Bergé, 50 modèles nous immergent dans l’univers du couturier grâce à l’envoûtante scénographie de Christophe Martin, qui confronte les créations de haute couture à des installations audiovisuelles, croquis, films, défilés et photographies signées des plus grands, d’Helmut Newton à Jeanloup Sieff. Il se crée là une réelle empathie pour le vêtement. Les voix de Catherine Deneuve, Pierre Bergé ou Saint Laurent donnent l’impression de naviguer dans l’esprit même d’«YSL».

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Sont bien sûr exposés le costume-pantalon, le caban ou le smoking au noir profond, ces fameux modèles «d’utilité sociale» se jouant de la dichotomie masculin-féminin. Mais il y a surtout des chefs-d’œuvre issus des voyages imaginaires de Saint Laurent, ceux que ce casanier effectuait seul, dans sa tête. Cape de faille de soie brodée de bougainvillier, burnous, robe Bambara aux seins dressés en forme de cônes, robe kimono ou issue de la collection «Ballets russes», bijoux tribaux: au fil de décennies, les exotismes n’ont cessé d’enrichir le style Saint Laurent. Et ces instantanés de fantaisie qui ne versaient jamais dans le costume, car «la perfection, c’est le contraire du déguisement», déclarait le couturier en 1997 dans les colonnes du magazine Point de vue.

Syncrétisme

Ces puissants désirs d’ailleurs, le Maroc n’a cessé de les alimenter. «Saint Laurent n’a jamais fait de collection littéralement marocaine, c’est ça qui est intéressant. Ce pays est présent au long de toute son œuvre grâce à des éléments glanés çà et là, une couleur, un tissu, une technique, un accessoire», expose Björn Dahlström.

Et le directeur du mYSLm de souligner la fabuleuse capacité du couturier à magnifier des contrées jamais visitées: «Il faut se remettre dans le contexte des années 1960-1970. A l’époque, il n’y avait pas Internet ni les réseaux sociaux, on ne pouvait pas googliser une obi japonaise pour voir à quoi ça ressemblait. Cela démontre chez Saint Laurent une très grande connaissance du costume traditionnel et en même temps une façon très avant-gardiste d’emprunter aux cultures du monde tout en restituant un style propre et immédiatement reconnaissable.» Un style qui a aujourd’hui sa place au soleil du Maroc.


«L’idée n’était pas de faire 
un bâtiment hommage»

Fondateurs de Studio KO, à Paris, les architectes Karl Fournier et Olivier Marty sont connus à travers le monde pour leur esthétique intemporelle et épurée, ainsi qu’une volonté de faire corps avec leur environnement. Alors que les Editions Rizzoli publient leur première monographie, quelques questions à Olivier Marty sur la dernière création du studio, le Musée Yves Saint Laurent Marrakech

Le Temps: Yves Saint Laurent Marrakech est le tout premier musée que vous concevez. Avez-vous hésité avant d’accepter un tel projet? 

Olivier Marty: Pas un seul instant! C’était une demande absolument rêvée dans des conditions rêvées, pour un client que nous connaissions. Pierre Bergé et Madison Cox (grand paysagiste américain et mari de Pierre Bergé, ndlr), c’est presque la famille. C’était une forme de cadeau, car ils auraient pu faire un appel d’offres international et les plus grands noms se seraient pressés au portillon.

Vous êtes-vous inspirés du travail d’Yves Saint Laurent pour dessiner le bâtiment? 

L’idée n’était pas de faire un bâtiment hommage. Nous avons voulu tenir son travail à distance pour ne pas le paraphraser et laisser notre imaginaire être le guide. Par exemple, nous avons pour la première fois utilisé des courbes, alors que notre travail d’architecture est d’habitude très rectiligne.

Qu’avez-vous appris du couturier pendant la construction du musée? 

De façon assez basique, nous l’associions auparavant au smoking, au caban, à la saharienne, tous ces modèles qui résonnent beaucoup avec la société d’aujourd’hui. Petit à petit, nous avons découvert le côté total et global du travail d’Yves Saint Laurent, son caractère artistique aussi. Comme disait Pierre Bergé, la mode n’est pas un art majeur, mais il faut des artistes pour la créer. Saint Laurent avait une vraie personnalité d’artiste, jusqu’à la souffrance.

C’est aussi la première fois que vous imaginez un bâtiment destiné à accueillir des vêtements. Faire dialoguer le solide et le fluide, est-ce difficile? 

Le langage de notre architecture est extrêmement minéral, ancré, solide, massif, opaque, mais il s’est produit un équilibre assez étonnant avec la fluidité, le velouté, la féminité des pièces qui sont présentées, une sorte de jeu de contrastes et de contraires particulièrement magique. En même temps, nous avons constaté une forme de fusion, car le bâtiment est à l’arrivée très Saint Laurent.

Votre souvenir le plus marquant du projet? 

L’auditorium est le seul élément du bâtiment qui appartienne vraiment à Pierre Bergé, un grand mélomane. C’était son bébé. Lors de son dernier passage sur le chantier, avant l’été, il y a donné un discours devant tous les intervenants du projet. Pierre était seul sur scène avec une poursuite lumineuse, il y avait beaucoup d’émotion; d’ailleurs, toute la salle était en larmes. Quelques mois plus tard, au moment de l’ouverture du musée, le grand violoniste français Renaud Capuçon est venu donner un récital dans ce même auditorium. Les sons qu’il a entendus sortir de son violon étaient, selon ses dires, d’une qualité et d’une subtilité rarement entendues auparavant. La salle est selon lui l’une des meilleures d’Europe, au point que Renaud a envie d’y venir pour des enregistrements. A ce moment-là, je me suis dit que si Pierre Bergé était encore parmi nous, il aurait été très fier. 

«Studio KO», préface de Pierre Bergé, texte de Tom Delavan et photos 
de Dan Glasser, Editions Rizzoli, 
240 pages.