Un joyeux fêtard, un oiseau de nuit scandaleux qui raffole des voitures rapides – il en aurait possédé plus de 120 – et de la compagnie des femmes. Pour l’histoire de l’art, Francis Picabia est le «rastaquouère», mondain fortuné qui trompait son oisiveté dans la peinture. Dans les faits, l’artiste rebelle chez qui fusent les traits d’esprit est surtout l’auteur d’une œuvre certes fantasque, mais souvent sombre et désenchantée. Un côté obscur de la farce que montre bien la fabuleuse rétrospective que le Kunsthaus de Zurich consacre au peintre français. En partenariat avec le MoMA de New York, l’institution alémanique peut ainsi rassembler les travaux majeurs du peintre dont certains rarement montrés de ce côté-ci de l’Atlantique. Car Picabia, que l’Europe a longtemps boudé, a surtout séduit les collectionneurs américains avant d’être redécouvert dans les années 90 par la jeune garde contemporaine, Damien Hirst en tête.

Peintre de tous les styles

Alors oui, Picabia est né coiffé. Son père, chancelier de l’ambassade de Cuba, est descendant d’une vieille famille espagnole et sa mère vient de la bourgeoisie aisée. Elle meurt en 1886, confiant l’éducation du jeune François (il ne s’appelle pas encore Francis) à son père, son oncle et à son grand-père amateur de photographie. Toute son enfance, Picabia s’entendra ainsi annoncer la mort de la peinture. Pour lui la chose est entendue, jamais une image sur toile ne pourra rivaliser avec la réalité. L’histoire de son œuvre se calque dès lors sur cet échec. Loin de l’abattre, cette incapacité de la peinture amuse l’artiste que la fortune familiale a mis à l’abri du besoin. Elève doué des Arts décoratifs, Picabia approche tous les genres sans jamais être obligé d’en adopter aucun. Contradictoire, provocateur, instable en amour comme en art, il aime trop le changement pour se laisser enfermer dans un style. Il est impressionniste, pointilliste, cubiste quand il le faut et surtout suffisamment opportuniste pour que ses tableaux qui ressemblent à ceux des autres se vendent très bien.

Fête permanente

L’exposition de Zurich retrace ainsi comment, entre 1909 et 1916, Picabia change de style. Sa Cathédrale de Rouen copie Monet, sa Vue de la citadelle depuis Saint-Tropez est peinte à la manière de Signac. Il rencontre Marcel Duchamp en 1911 avec qui il partage cette forme d’humour à la marge entre l’absurde, la fascination pour les machines et cette manière d’aborder l’art comme un jeu.

Dès 1913, il se trouve à New York où il participe à l’Armory Show. L’exposition va faire entrer l’abstraction aux Etats-Unis. Duchamp y accroche son Grand nu descendant l’escalier. Picabia, qui fraie alors avec le cubisme, découvre le formidable dynamisme de la cité la plus moderne du monde et propose des peintures abstraites qui emballent la critique. De retour à Paris, il expose au Salon d’Automne d’immenses toiles où les couleurs et les compositions poursuivent ce nouvel élan. Elles s’intitulent Udnie (Jeune Fille américaine; Danse) ou Mariage comique. Mais, contrairement à Braque ou Picasso chez qui le sujet du tableau se devine toujours malgré la déconstruction des points de vue, les peintures de Picabia ne représentent rien de connu. Les formes s’emmêlent, les couleurs brouillent les sens, attestant de cette idée que l’artiste ne cherche pas forcément à plaire. Un siècle plus tard, le visiteur reste subjugué à la fois par la taille de ces œuvres peu commune pour l’époque et par la capacité d’invention de leur auteur.

Et puis en 1916, tout change. Picabia, qui ne se trouve pas en Europe au moment de la naissance de Dada à Zurich, va rapidement suivre le mouvement. Dada est anti-tout, Picabia aussi. Il lui permet aussi d’assouvir un intérêt pour la littérature et la poésie qu’il a encore peu exprimé dans ses tableaux et qui trouve sa manifestation ultime dans l’Œil Cacodylate. Utilisée comme une feuille de papier, la toile est couverte de petits dessins et de photos collées, cernés de textes qui tournent et s’enroulent.

Avec Dada, la vie de Picabia ressemble à une fête dont les lumières parfois s’éteignent. Ces excès de toutes sortes l’amènent à se faire soigner en Suisse ou à New York. Quand il ne va pas guérir sa neurasthénie sous le soleil de Cuba en négociant au passage des achats de mélasse pour le gouvernement français. Plus tard, les disputes sans fin entre les tenants d’un groupe qui s’essouffle et l’arrogance des surréalistes qui poussent les dadaïstes vers la sortie l’épuisent. Picabia quitte Paris pour les bords de mer. «La seule façon d’être suivi est de courir plus vite que les autres.»

La guerre arrive. Pendant que l’Europe se déchire, le maître de l’avant-garde en exil est tranquillement installé sur la Côte d'Azur où il se passionne pour des chairs dont les canons ne sont pas ceux du champ de bataille. La critique imagine l’artiste dans la nécessité, réduit à dévêtir de grandes filles pour s’assurer, en ces temps de privations, un train de vie réputé pharaonique pour celui que les casinos auraient mené à la ruine. Voire pire, lui qui vit tranquillement en zone libre, de nourrir des sympathies esthétiques avec l’ennemi dont on sait le goût pour les nus réalistes. D’autant que Picabia est marié à Olga Mohler. Certes elle est Bernoise, mais cette union suisse alémanique passe mal dans la France occupée.

Son Adoration du veau, tête d’animal adoré par une forêt de mains tendues, aurait quand même dû attirer l’attention. Ce bovin qu’on adule, c’est la fausse idole que la foule anonyme, dans son aveuglement, transporte comme elle le fait avec Hitler et Mussolini. L’Armistice apaise les querelles. Picabia retourne à Paris et à l’abstraction. Ses nus peuvent désormais aller se rhabiller.

Magazine de charme

En 1995, une thèse réhabilite ces œuvres que la critique prend pour de l’égarement. En consultant la presse de charme des années trente, l’historienne américaine Sarah Cochran découvre que les toiles de cette période sont recopiées d’après photos. Sous le pinceau de Picabia, les naïades dévêtues des revues Paris Sex-Appeal ou de Mon Paris se retrouvent sujets de peinture. Les styles varient. Nadine la coquine devient un nu hodlérien qui salue le soleil sur fond de paysage alpestre, tandis qu’une femme recroquevillée est exécutée à la manière de Cézanne. L’artiste s’accorde parfois quelques libertés avec ses modèles de papier. Il accumule ainsi plusieurs images dans une seule composition ou rajoute des éléments que la photo d’origine ne montre pas.

Les historiens avaient déjà rapproché certaines peintures de Picabia avec des dessins industriels publiés dans la revue La Science et la Vie. L’artiste s’en était même expliqué. «Tout le monde comprend qu’on puisse copier des pommes, alors qu’il trouve stupide de faire un dessin d’après celui d’une turbine. Pour moi, les deux démarches sont identiques.» Peu avaient cependant imaginé que ce principe du copier-coller, le peintre l’avait érigé en système.

Mais Picabia reste un peintre abstrait. Ces dernières œuvres de la fin des années 40 et 50 mixent les compositions géométriques et les motifs réalistes. Elles s’intitulent Haschich, Lâcheté de la barbarie subtile, Niagara ou encore Villejuif. Certaines sont uniquement composées de points, une manière de mettre un point final à la peinture. Picabia meurt le 30 novembre 1953. A son enterrement au cimetière de Montmartre, André Breton, avec qui il est resté ami, prend la parole. «Francis, votre peinture était la succession – souvent désespérée, néronienne – des plus belles fêtes qu’un homme se soit jamais données à soi-même.» Le «rastaquouère» peut enfin se reposer.


Profil

1879: Naissance à Paris.

1913: Picabia participe à l’exposition «Armory Show» de New York avec Marcel Duchamp.

1918: Il rencontre Tristan Tzara et participe au groupe Dada.

1940: Il fuit la guerre avec sa femme Olga dans le Midi. Avant de rejoindre la Côte d’Azur.

1953: Il meurt à Paris des suites d’une artériosclérose.


A voir

«Picabia, une rétrospective», jusqu’au 25 septembre, Kunsthaus Zurich, Heimplatz 1, 044 253 84 84, www.kunsthaus.ch