De Zurich à Genève, on taxe l’art différemment

Imposition En Suisse, le fisc cherche à savoir si le collectionneur détient les œuvres par plaisir ou pour investir

Dans certains cantons, les collectionneurs s’inquiètent du zèle des autorités

Tout le monde se souvient de cette scène du Dîner de cons: Lucien Cheval est appelé par son collègue du Ministère des finances François Pignon chez l’éditeur parisien Pierre Brochant. Avant que Cheval n’arrive, Brochant prend soin de dissimuler les tableaux qui décorent son appartement. Mais le «meilleur contrôleur de la boîte» n’est pas dupe et repère au premier coup d’œil les marques aux murs… Pas sûr que cette scène fasse encore rire les collectionneurs zurichois. En effet, entre amateurs d’art, il se murmure que le fisc du canton fait preuve de zèle.

En Suisse, conformément à la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts (LHID), l’impôt sur la fortune est prélevé par les cantons. La LHID exonère le mobilier de ménage et les objets personnels à usage courant. S’agissant des œuvres d’art, le critère de leur affectation est déterminant: il convient d’analyser si le collectionneur détient l’objet à des fins personnelles ou dans l’objectif d’un placement.

«Jusqu’à peu, les autorités fiscales n’étaient pas très regardantes, il existait une certaine entente, une confiance entre les collectionneurs et l’administration, qui ne cherchait pas à établir le prix courant de chaque objet d’art dans un appartement», se souvient un amateur qui préfère rester anonyme. La loi n’a pas été modifiée, les collections d’art sont toujours imposées selon la valeur vénale des œuvres qui les constituent, soit selon les prix sur le marché de l’art.

Mais à Zurich, les collectionneurs estiment que l’attitude du fisc a changé. «Plusieurs cas montrent que les contrôleurs zurichois suspectent les particuliers de mal déclarer leurs œuvres d’art, développe un collectionneur zurichois, qui craint de devoir se séparer de certaines de ses pièces si elles étaient réévaluées selon les derniers résultats d’enchères pour des pièces comparables. L’administration fiscale cantonale ne comprend pas qu’on puisse apprécier un tableau pour autre chose que le profit qu’il peut générer!»

Parmi les exemples qui inquiètent les collectionneurs zurichois, celui qui concerne une œuvre du Suisse Giovanni Giacometti, un tableau qui durant des années décora le mur de la cuisine d’un résident de la ville-canton, ayant ­hérité de son père en 1984. Cette œuvre avait été assurée en 1993 pour une valeur estimée à 150 000 francs. En 2008, son propriétaire la vend aux enchères pour 2 millions. Le fisc, se rendant compte de l’écart entre la valeur déclarée et celle du marché, se retourne contre le vendeur et lui reproche de ne pas avoir réajusté sa déclaration en conséquence. Malheureusement pour le particulier, la décision de l’arrêt du Tribunal administratif du canton de Zurich datant du 9 mai 2012 a donné raison aux autorités fiscales.

«Les conséquences de telles décisions sont dramatiques, s’inquiète le collectionneur zurichois anonyme. Je connais des personnes qui ont dû vendre leurs œuvres reçues en héritage car elles n’avaient tout simplement pas les moyens de s’acquitter de la taxation correspondante. D’au­tres ont préféré déménager dans des cantons qui sont restés fiscalement compréhensifs, comme Schwyz ou Zoug.» Et le connaisseur de conclure en expliquant qu’à terme c’est toute la vie culturelle de la ville-canton qui pourrait en pâtir.

L’administration fiscale de Zurich se défend, par la voix de son porte-parole, Roger Keller, de faire du zèle et rappelle qu’en tout temps et depuis toujours elle est en droit de contrôler la conformité des valeurs déclarées.

«La loi dit que les actifs imposables doivent être évalués à leur juste valeur», ajoute le responsable de communication, tout en admettant qu’il s’avère bien souvent difficile de déterminer le prix des œuvres «potentiellement sujettes à de fortes fluctuations en fonction de la cote de l’artiste». «Mais nous avons conscience de ces difficultés à évaluer correctement les pièces lorsque nous les estimons, ajoute-t-il. Pour nous aider, nous tenons compte de nombreux éléments tels que par exemple la couverture d’assurance, l’achat ou la vente d’objets d’art comparables ou encore l’avis d’experts.»

En Suisse, on observe que, d’un canton à l’autre, les pratiques administratives diffèrent. A Zoug ou à Schwyz, le fisc a la réputation d’être conciliant, à Zurich inflexible et à Genève particulièrement souple lorsqu’il s’agit de déterminer si un collectionneur détient une œuvre à des fins personnelles ou en tant que vecteur d’investissement.

«L’interprétation de l’usage courant d’une œuvre est traitée selon des sensibilités différentes, détaille l’avocat Pierre Gabus, coauteur avec Anne Laure Bandle d’un livre, L’art a-t-il un prix, qui traite d’un point de vue juridique et pratique de l’évaluation des œuvres d’art. Pour déterminer la frontière entre un usage personnel ou de placement, la valeur du bien peut également être prise en considération. Ainsi, dans la jurisprudence zurichoise, dans l’arrêt Giacometti [le cas présenté ci-dessus], à partir d’une valeur d’environ 150 000 francs un objet d’art ne pourrait plus être considéré comme un objet personnel à usage courant.»

En revanche, à Genève, la loi cantonale exonère expressément les collections artistiques de l’impôt sur la fortune, sans égard pour la valeur de la collection, «à condition toutefois que les œuvres d’art entrent dans la fortune privée du détenteur et non dans sa fortune commerciale». Une œuvre d’art est considérée comme un meuble meublant, et elle est dès lors exonérée de l’impôt sur la fortune si elle orne le domicile de son détenteur.

«En revanche, cette condition ne sera pas réalisée si l’œuvre se trouve soit dans un entrepôt, soit dans un coffre de banque, par exemple», ajoute Pierre Gabus.

Et lorsque l’œuvre d’art est soumise à l’impôt sur la fortune, il ne reste plus qu’à déterminer sa valeur vénale… «Le prix de l’art est souvent une question quasi philosophique, plaisante Pierre Gabus. Il est difficile de suivre le marché et de comprendre comment il fonctionne, parce qu’il est irrationnel et très volatil.»

Et que faire lorsqu’il existe justement un conflit autour d’une œuvre d’art dont on ne connaît pas la valeur? «Cela se termine bien souvent devant le juge, à qui revient la lourde tâche d’estimer l’objet d’art au plus juste

A Zoug, le fisc a la réputation d’être conciliant, à Zurich inflexible et à Genève souple