D’Alep à Paris, les émerveillements d’un jeune Syrien au siècle de Louis XIV
Récit de voyage
Engagé comme traducteur par un voyageur français, Hanna Dyâb, que son employeur ne mentionne jamais dans ses souvenirs, a rédigé son propre récit de leur périple. Inédit jusqu’ici, il paraît dans une traduction vive, alerte et documentée chez Actes Sud

D’Alep à Paris, les émerveillementsd’un jeune Syrien au siècle de Louis XIV
Engagé comme traducteur par un voyageur français, Hanna Dyâb,que son employeur ne mentionne jamais dans ses souvenirs, a rédigé son propre récit de leur périple. Inédit jusqu’ici, il paraît dansune traduction vive, alerte et documentée chez Actes Sud
Alep, 1707. Un jeune maronite à la vocation hésitante s’apprête à retourner dans le couvent du Mont-Liban qu’il a quitté peu auparavant quand il rencontre un Français à la recherche d’un traducteur. Un peu savant, un peu aventurier et beaucoup moins médecin qu’il ne le prétend, Paul Lucas voyage en Orient au bénéfice d’une mission de Louis XIV, qui l’a chargé de collecter des monnaies anciennes et des antiquités. Fils d’une famille de commerçants, Hanna Dyâb parle et lit, en plus de l’arabe, le turc, le français et l’italien. A un tournant de sa vie, il hésite sur son avenir. Il est l’homme de la situation.
Dans le récit qu’il publiera de son périple oriental, Paul Lucas ne trouvera jamais utile de mentionner le jeune Aleppin qui l’a accompagné partout.
Mais Hanna Dyâb n’est pas qu’un fantôme utile. Revenu à Alep où son frère aîné l’installe comme drapier, il décide à la fin de sa vie de coucher ses aventures sur papier. Ecrit dans un style vivant et direct qui tranche agréablement sur nombre de récits de voyage plus savants, son récit présente une sorte d’envers du décor de l’orientalisme naissant. Tandis que son maître, comme il appelle Lucas, est reçu par les autorités, il fréquente les locaux, explore les lieux, entend des anecdotes, s’étonne, s’apitoie ou s’émerveille.
Tripoli, Beyrouth, Larnaca, Limassol, Alexandrie, Le Caire, Tripoli d’Occident (autrement dit, pour nous, de Libye), Tunis, Livourne, Gênes, Marseille, Pont-Saint-Esprit, Paris, le dépaysement s’articule autour de thèmes connus. Les femmes d’abord: en Syrie, chrétiennes comme musulmanes sont cachées. Les premiers visages, entrevus au Liban, surprennent donc le voyageur, sans parler de Chypre où les vendeuses de porc et de vin envahissent les rues sans vergogne. Quand il arrive en Europe, c’est le refus d’une Syrienne émigrée avec son mari de mettre le nez dehors qui mérite d’être signalé tandis que dans les salons parisiens, les beautés découvertes et les parures scintillantes évoquent des visions de paradis.
Autre classique du voyage en Occident: l’efficacité. Sur ce point, Hanna Dyâb se montre un observateur nuancé, qui ne s’en tient pas aux merveilles technologiques, comme la machine de Marly qui alimente les fontaines de Versailles. Si à Marseille l’absence de latrines et l’habitude de jeter le contenu des pots-de-chambre par les fenêtres le surprennent un peu, il est favorablement impressionné, à Livourne, par la précision des parades militaires et par l’entretien minutieux des canons. Et à Paris, il note avec des sentiments mélangés la gestion sécuritaire de la pauvreté: il est choqué de voir un infirme de guerre malmené pour avoir mendié mais s’extasie lorsqu’il apprend l’existence de l’hôtel des Invalides et admire sans nuance la prise en charge des miséreux et des vagabonds à l’Hôtel-Dieu.
Le vin, enfin, discriminant privilégié des coutumes, est rarement absent du décor. Lucas exige d’en boire à chaque repas, ce qui ne l’éloigne pas de toutes les tables musulmanes. En milieu chrétien, il est toujours là, offre de bienvenue, aliment ou panacée. Et les deux voyageurs s’appuient beaucoup, en Orient, sur les réseaux chrétiens: consuls responsables des communautés de marchands expatriés, auxquels Lucas s’adresse lettre de recommandation en main, mais aussi, pour Hanna Dyâb, membres d’une diaspora maronite qui s’étend jusqu’à Paris. Les anecdotes rapportées par ce dernier révèlent en outre la virulence de tensions entre Eglises qui semblent parfois pouvoir dépasser celles qui opposent ces dernières aux musulmans.
Mais le plus clair du temps, il accompagne son maître dans les souks où chez les pilleurs de tombes, à la recherche de monnaies anciennes et de curiosités archéologiques que ce dernier extorque à prix cassés à des vendeurs naïfs quand il n’exploite pas ses prétendus services de médecin pour se les faire remettre gratuitement par des patients reconnaissants.
Tout n’est sans doute pas de première main dans ce récit, dont l’auteur s’attribue ici ou là une anecdote connue. Il a d’ailleurs la prudence de demander pardon à Dieu pour ce qu’il a omis mais aussi pour ce qu’il a rajouté. Pour l’essentiel, toutefois, ses souvenirs peuvent être recoupés avec ceux de Lucas.
Et on a un autre témoignage du passage de Dyâb à Paris dans le journal de l’orientaliste Antoine Galland, auquel le jeune Aleppin a rapporté plusieurs contes figurant dans le recueil des Mille et Une Nuits qu’il publie entre 1704 et 1717, notamment ceux d’Ali Baba et d’Aladin. Une paternité que le recueil lui-même, une fois encore, ne mentionne pas.
Galland essaiera toutefois de dénicher pour son informateur une mission de voyageur dont il serait le principal responsable mais il échoue – notamment en raison des intrigues de Lucas qui ne l’entend pas de cette oreille. C’est cet échec qui convainc Dyâb de rentrer à Alep, au prix de quelques nouvelles aventures à Istanbul et en Anatolie. Le récit s’arrête abruptement avec son retour, en 1710. Comme il s’est effacé tout au long derrière les personnages et les lieux de son périple, il s’esquive une fois ce dernier terminé, n’ayant plus rien à raconter qui puisse intéresser autrui.
,
Hanna Dyâb
«D’Alep à Paris»
«C’était la première ville en pays chrétien où j’entrais. Je vis des femmes dans les boutiques, vendant et achetant […]. Elles déambulaient dans les rues le visage découvert […]. J’eus l’impression d’être dans un rêve»