«Le phénomène ne va pas s’interrompre»

Le Temps: Les couples qui recourent à des mères porteuses à l’étranger contournent la législation suisse. N’est-ce pas insatisfaisant de devoir reconnaître ici les effets d’un procédé interdit par la Constitution pour des raisons tout à fait légitimes?

Alexandra Rumo-Jungo: En droit, les frontières sont toujours relatives. Je suis d’accord que de reconnaître une filiation issue d’une maternité de substitution pose des problèmes. Il faut se rappeler en effet que si les mères porteuses sont interdites en Suisse, c’est, notamment, pour protéger la femme, pour empêcher qu’elle soit réduite à son utérus. Cela dit, la question est de savoir ce qu’il advient d’un enfant né dans ces conditions. Et là, je pense qu’on doit lui donner des parents. On ne peut pas le punir pour le comportement des adultes qui sont à l’origine de sa naissance. Il est impossible de le renvoyer purement et simplement à sa mère porteuse, qui n’en veut pas.

– Pourquoi ne pourrait-on pas exiger des parents d’intention qu’ils passent par une procédure d’adoption?

– C’est possible en théorie, mais l’adoption n’est ouverte qu’à certaines conditions qui peuvent ne pas être réunies dans le cas d’une maternité de substitution, en particulier pour des raisons d’âge. Dans le cas soumis au Tribunal fédéral, il s’agit de deux hommes, or en droit actuel, l’adoption n’est pas ouverte aux couples homosexuels. Il ne pourrait s’agir donc que d’une adoption par l’un des deux, mais l’un des partenaires est en plus le père biologique.

– Vous êtes donc favorable à ce que ce parent biologique, et lui seul, comme l’a décidé le Tribunal fédéral, soit reconnu légalement comme le père?

– Oui. Mais je ne pense pas que le Tribunal fédéral puisse aller plus loin et reconnaître la paternité des deux hommes. Le législateur envisage certes, et à mon avis à juste titre, de légaliser l’adoption de l’enfant du partenaire dans un couple homosexuel; le Conseil fédéral a transmis un projet de loi en ce sens au parlement, mais certains milieux ont annoncé leur opposition. La loi n’est donc pas encore modifiée et le Tribunal fédéral ne peut pas anticiper. Cela dit, ce projet montre qu’une filiation avec deux mères ou deux pères n’est pas contraire à l’ordre public.

– Et si devant le Tribunal fédéral, il s’était agi d’un couple hétérosexuel, qu’auriez-vous défendu?

– Je pense qu’à certaines conditions, la filiation devrait être reconnue à l’égard des deux parents d’intention. Le Tribunal fédéral aura vraisemblablement aussi l’occasion de se prononcer sur le cas de couples hétérosexuels. Des recours sont en effet pendants.

– Dans son recours, l’Office fédéral de la justice admettait l’inscription du père biologique à l’état civil, mais de lui seul, et exigeait en outre que le nom de la mère porteuse y figure. Est-ce une bonne solution?

– Oui. Il est possible aussi que la mention nécessaire de la mère porteuse exerce un certain frein sur les parents d’intention. Cela dit, il faut savoir qu’en Californie, la mère porteuse reste légalement anonyme.

– La décision du Tribunal fédéral jeudi se conforme à des jugements de Strasbourg ayant condamné la France pour avoir refusé de reconnaître au moins le lien de filiation avec le parent biologique. La Cour européenne des droits de l’homme n’a-t-elle pas empiété sur des choix qui doivent être laissés aux législateurs nationaux?

– Non, je ne suis pas de cet avis. La Cour n’avait pas d’autre choix. Compte tenu du contexte juridique, elle ne pouvait pas trancher autrement. Il faut souligner qu’elle n’a clairement affirmé l’obligation de reconnaître un lien de filiation dans le cas d’une gestation pour autrui qu’à l’égard du parent d’intention qui se trouve être en même temps le parent biologique.

– Si le couple avait recours à une mère porteuse louant son ventre pour échapper à la pauvreté, votre avis serait-il le même?

– Au risque de surprendre, oui, mon avis serait le même, parce que pour l’enfant, le problème est le même. Il n’y peut rien si le couple qui l’a voulu est irresponsable. La solution passe par des accords internationaux sur le modèle de ce qui s’est fait pour l’adoption, soit des textes fixant à quelles conditions le recours à une mère porteuse est admissible et à quelles conditions les Etats signataires reconnaissent entre eux des enfants nés d’une mère porteuse.

– Mais ce que vous défendez ne revient-il pas forcément à ouvrir la porte à une légalisation des mères porteuses en Suisse? Une interdiction a-t-elle encore un sens s’il suffit d’aller à l’étranger pour la contourner?

– Encore une fois, je vois bien ce que la situation a d’insatisfaisant. Mais la Suisse n’est pas une île. Prenez le cas des mères qui vont à l’étranger pour avoir un enfant à 60 ans. Cela choque, je suis d’accord, mais l’enfant a droit à un cadre juridique égal à celui de tous les autres. C’est pour cela qu’à mon avis, il faut régler la question ici en Suisse. Car le phénomène ne va pas s’interrompre. Et même si la Suisse réglementait la pratique des mères porteuses, il y aurait vraisemblablement toujours des couples pour aller à l’étranger afin de profiter de conditions légales plus souples ailleurs.

– Ne serait-il pas plus cohérent de créer un statut spécial qui assure à l’enfant un entretien, une prise en charge, une nationalité, etc.?

– C’est une solution qui a été avancée en France, mais j’y suis opposée. Il n’y a pas de raison de créer deux catégories d’enfants. C’est ce que la loi prévoyait à l’époque pour ceux qui étaient nés hors mariage. Cette époque est révolue, on ne va pas y revenir.