Alexandre de Juniac: «Sans transport aérien, pas de vaccins»
Interview
AbonnéFace à la crise, l’aviation a encore besoin de l’aide des Etats, selon le patron de l’Association internationale du transport aérien. Le Français, qui quitte son poste à la fin du mois, vante le rôle des compagnies dans le transport de matériel médical et leurs efforts face à la question climatique

Depuis son bureau à Genève, la vue est plongeante sur le tarmac. Ce lundi, c’est le calme plat sur la piste: seuls 26 avions de ligne ont décollé, contre une moyenne de 223 par jour en mars 2019. Alexandre de Juniac, le directeur de l’Association internationale du transport aérien (IATA) depuis 2016, va quitter son poste à la fin du mois, en pleine crise pandémique. L’ancien patron d’Air France-KLM a aussi travaillé pour le groupe aéronautique Thales. «Cette crise est sans précédent», dit-il. Il nous raconte comment il l’a appréhendée.
Le Temps: Quelle est la situation du transport aérien aujourd’hui?
Alexandre de Juniac: Le trafic mondial a été réduit des deux tiers, les compagnies ont perdu plus de 60% de leur chiffre d’affaires et le total des pertes de l’industrie devrait atteindre les 120 milliards de dollars en 2020. C’est astronomique. Il y a eu plusieurs phases: une chute vertigineuse au printemps suivie d’une légère reprise durant l’été, qui s’est vite arrêtée, à la mi-août. Le trafic est ensuite resté limité. L’arrivée des vaccins nous a redonné l’espoir que les Etats commencent à rouvrir mais il a été douché par celle des variants début 2021, quand la plupart des Etats ont refermé leurs frontières.
La reprise, que l’IATA prévoyait pour le début 2021, a été repoussée par les variants?
On la repousse à la mi-2021, quand les politiques de vaccination auront commencé, on l’espère, à produire leurs effets. On est encore dans une période difficile. Ça repartira dès que les Etats relâcheront les restrictions.
En êtes-vous sûr?
On le voit sur le marché domestique chinois, où les réservations dès novembre sont revenues à 95% de leur niveau d’avant la crise. Ou avec la création de corridors sur certaines destinations touristiques, par exemple entre le Royaume-Uni et les Canaries cet automne: les réservations ont explosé. Elles ne s’arrêtent que si on met des barrières. L’appétit des voyageurs est intact, surtout pour les voyages motivés par des raisons personnelles: visites aux proches et à la famille, tourisme, loisirs.
Et les voyages d’affaires?
Ce sera plus difficile. Le retour à la normale viendra, mais plus tard, en 2024-2025. Les voyages pour des raisons personnelles devraient retrouver leur niveau d’avant la crise en 2023.
A quel point peut-on se fier à ces estimations?
Nous avons des estimations qui sont plutôt conservatrices, raisonnables et nous avons un peu d’expérience des crises précédentes.
Vous avez déjà vécu de telles crises?
De cette ampleur, non, mais on a vécu des crises. Celles de 2008, le 11-Septembre, le SRAS, le H1N1, Ebola, le volcan islandais…
Peut-on comparer? Laquelle était la principale avant celle de 2020?
Septembre 2001. Il y a eu une chute du trafic considérable, mais il n’y a pas de comparaison possible. Là, c’est la crise la plus sévère du secteur depuis 70 ans.
Que peut faire l’IATA?
Nous nous sommes mis en mode crise en février 2020 avec un plan visant à sauver l’industrie par des mesures de baisse de coûts et du lobbying auprès des Etats. On a expliqué que le sujet était majeur et exigeait des mesures massives de soutien, notamment par la prise en charge des salaires, du chômage partiel, le financement et l’injection de capital.
Lire aussi: Le chômage partiel sauve Genève Aéroport
Avec quel bilan?
Cela a été extrêmement réussi. Les Etats se sont engagés en faveur des compagnies. Ils ont donné 170 milliards de dollars en 2020. On pense qu’il faudrait encore entre 70 et 80 milliards pour passer la première partie de 2021.
Les Etats restent-ils prêts à débourser?
Dans l’ensemble, les Etats ont été ouverts et nous en sommes très reconnaissants. Il y a des régions du monde où cela a été un peu moins vrai, comme en Afrique et en Amérique latine. Mais en Europe, en Amérique du Nord, en Asie, dans le Golfe, les Etats sont massivement intervenus. Ils ont sauvé une partie de l’industrie.
Outre le lobbying, qu’a fait l’IATA?
Nous nous sommes mobilisés dès la fin mars 2020 pour permettre à l’industrie d’être prête à redémarrer, par exemple en nous assurant de la validité des licences des pilotes, de la maintenance des avions cloués au sol. Nous avons mis en place des mesures de protection des passagers qui ont été appliquées un peu partout (masque obligatoire, nettoyage systématique des avions, déclaration sur l’honneur d’être ou non infecté, contrôles de température). En mai, tout était en place.
Et la deuxième vague arrive. Comment avez-vous réagi?
Quand on a vu que les Etats, après l’été, ont refermé leurs frontières ou mis en place des mesures de quarantaine (qui bloquent tout autant les voyages), on a proposé de tester systématiquement les passagers. Sans succès. Les Etats sont restés fermés.
Pourquoi? A cause des pénuries de tests?
Cela n’a rien à voir. Les Etats ont jugé que ces procédures étaient inadaptées. Ceux qui ont rouvert leurs frontières les ont refermées en janvier, quand sont apparus les variants. On est retombé dans un monde encore plus fermé. Aujourd’hui, nous demandons aux gouvernements, maintenant qu’on a des tests et des vaccins efficaces, de publier des plans de réouverture.
Ça mord?
Pas facile. Le Royaume-Uni a publié un plan de réouverture de son économie. Israël rouvre aussi, notamment un corridor avec la Grèce. Apparemment, l’Allemagne a engagé une réflexion en ce sens. On espère que d’autres Etats vont suivre.
La Suisse?
La Suisse pour l’instant n’a pas de plan. Nous contribuons pourtant avec notre «Iata Travel Pass».
C’est un passeport covid?
Non, un outil. Les Etats décideront s’ils veulent en faire un passeport ou non. Il n’est pas si original: les régimes d’entrée sont souvent réglementés par des visas et, en matière sanitaire, par des vaccins, contre la fièvre jaune, par exemple. Le développement de notre application a débuté en novembre, elle est en phase de test. Singapore Airlines va la tester en premier sur une route Londres-Singapour.
Lire aussi: Dans l’aviation, le Covid bouleverse les rapports de force
Passons à la reprise. On entend que les voyages de loisirs vont reprendre…
L’appétit du voyage est là. Ça va être le rush. Ce n’est pas un fantasme, on l’a déjà vu.
Mais le télétravail est parti pour durer. Il aura un impact durable sur l’aviation…
La concurrence du virtuel explique pourquoi le voyage d’affaires repartira plus tardivement. Pour gérer l’existant, le virtuel fournit une contribution considérable et peut remplacer des voyages. Mais dès qu’on parle de développement, de croissance, d’investissement, on ne peut le faire à distance.
Mais il y aura quand même plus de télétravail…
Je ne suis pas sûr que la concurrence du virtuel soit durable. On pense que le voyage d’affaires reviendra à des niveaux comparables à ce qu’il y avait avant avec douze à dix-huit mois de retard par rapport aux voyages pour motifs personnels. Les congrès, les foires reviennent. Si vous voulez réserver des salles cet automne, il n’y a que peu de disponibilités. Les gens ont besoin de se voir. La preuve: vous venez me voir aujourd’hui, c’est éloquent.
On souhaite tous voir des gens, mais un nouvel équilibre se profile…
Il y aura un nouvel équilibre mais la nature humaine est ce qu’elle est. Le contact personnel va revenir. Il y a des choses qui ne marchent pas en virtuel, comme la R&D. Il faut que les gens se voient, discutent autour de la machine à café. Il y aura un nouvel équilibre mais il ne va pas pénaliser longtemps le voyage. On fait des enquêtes tous les trois mois auprès des passagers. Les résultats évoluent. Les besoins de voyage, par exemple, montent. C’est frappant.
Vous trouvez cela surprenant?
Il y a six mois, on disait: «C’est fini les voyages, on va rester terré chez soi.» Vous savez, les choses définitives dans le monde, c’est rare. Le retour du trafic sera dynamisé par les voyageurs des pays en voie de développement. C’est là qu’est la croissance. Le marché bascule vers l’est, vers l’Inde et la Chine. Dès que les gens des pays en développement en ont les moyens, ils achètent un billet d’avion.
Vous qualifieriez-vous d’optimiste?
Je suis optimiste. Je crois en la valeur des contacts humains. J’ai introduit un slogan ici: «We are the business of freedom». La liberté d’aller et venir est une liberté fondamentale.
Cela nous amène vers une troisième série de questions: les avions porteurs de vaccins…
Le transport aérien est un élément essentiel de la croissance économique. La connectivité est vectrice de prospérité. Les villes connectées sont souvent prospères. Est-ce que les trois premières capitalisations boursières de Suisse (Novartis, Nestlé, Roche) seraient en Suisse sans connexions internationales? J’en doute.
Mais le rôle de l’aviation pour les vaccins?
Le cargo est un élément clé. Le fret aérien représente à peine 1% du transport de marchandises en volume mais 30% en valeur. Tout le matériel médical, les médicaments, les vaccins sont transportés dans les airs. Sans transport aérien, pas de vaccins, c’est simple, clair et net.
Même en Suisse où les vaccins arrivent par la route?
Je vous signale qu’une grosse partie des vaccins sont produits aux Etats-Unis. Pour leur distribution homogène dans le monde, le transport aérien est absolument critique, et ce n’est pas nouveau. Tout est transporté par avions, sauf pour le dernier ou le premier kilomètre. Les chaînes logistiques sont prêtes. On a des conteneurs réfrigérés, tout était déjà en place. L’IATA certifie des chaînes logistiques, des avions, des aéroports, des sites de stockage. Cette certification pharmaceutique a été mise en place il y a cinq ans.
A quel point les compagnies ont-elles modifié leur flotte pour faire du fret?
La plus grosse partie du cargo est transportée dans les soutes d’avions pour passagers. En fret, il y avait des surcapacités. Air France avait 25 avions tout cargo, désormais c’est cinq. Les transporteurs ont coupé dans leur secteur tout cargo jusqu’en 2019.
Lire aussi: Cointrin renoue avec les chiffres de 1945
Et en 2020?
Les long-courriers ont quasiment arrêté de voler, les capacités de cargo se sont effondrées et les prix ont remonté. Ça a un peu compensé les pertes abyssales de l’aviation. L’industrie a établi des standards en avril 2020 pour transformer les avions passagers en avions-cargos, en matière de centrage des poids, d’arrimage, de contrôle des températures, par exemple.
Le fret changera-t-il dans le monde d’après?
Le fret est plus touché par l’e-commerce. L’e-commerce se tourne vers l’aérien car il porte sur des petits colis qu’il faut acheminer vite.
Dans le monde d’avant, il y avait des marches pour le climat et on se demandait si elles allaient avoir un impact sur l’aviation…
C’était l’enjeu principal du début de 2020 au niveau mondial. Cette industrie est la seule à avoir pris des engagements massifs de réduction de CO2 dès 2009.
Pouvez-vous les rappeler?
Réduire de 1,5% les émissions par passager de 2004 à 2020, ce qui est fait et même dépassé. Croissance neutre en carbone à partir de 2020, notamment par la mise en place d’un processus de compensation. Nous sommes la seule industrie à avoir convaincu 193 Etats de nous réguler dans le cadre de l’Organisation de l'aviation civile internationale (OACI), pour qu’on puisse acheter des quotas carbone. En 2050, nous nous sommes engagés à diviser nos émissions par deux par rapport à 2005.
A quoi ressembleront les avions du futur?
Il y a les technologies sur l’avion et la propulsion et celles sur les carburants, notamment les biofuels produits à partir de recyclage des déchets.
On parle d’usines en Angleterre. Elles tournent?
Les carburants alternatifs, c’est prêt, ça marche. Des millions d’heures de vols commerciaux ont été effectuées avec cette source d’énergie. Mais la production et la distribution sont insuffisantes, les prix trop élevés. Nous demandons aux Etats de consacrer des fonds publics au développement de cette production, pour faire baisser les prix et les émissions de CO2.
Parce que le biofuel réduit beaucoup les émissions de CO2?
Si on regarde le cycle de vie de la production des carburants alternatifs, la réduction des émissions de CO2 par rapport au fuel «conventionnel» est de 80%.
C’est un fuel qu’on brûle…
Oui, mais on n’émet plus en net de CO2 car on parle de carbone qui existait déjà. Il était déjà dans la nature. Il était dans l’air, ce n’est pas du carbone qu’on a puisé dans le sol.
Et les avions électriques?
On demande aux Etats d’aider la R&D. Avant 2035, on n’aura pas un moyen-courrier électrique ni à l’hydrogène. Avec les carburants alternatifs, ça peut aller vite car on utilise les mêmes moteurs et le même réseau de distribution. Les Etats-Unis ont des unités de production. De manière générale, tout est une question de volume, de volonté, de demande.
A quoi ressembleront les avions en 2045?
On peut imaginer des ailes volantes, des réacteurs au-dessus du fuselage ou de l’aile. Mais à mon avis, ils ne seront pas très différents de ceux qu’on voit sur le tarmac ici.
Des avions sans pilote?
La technologie est là, elle marche, comme des drones. Après, il faut que les passagers soient prêts à monter dans de tels avions.
Le questionnaire de Proust
Votre modèle d’avion préféré?
Je n’en ai pas, il y en a plusieurs.
La dernière fois que vous avez volé, c’était quand?
En court-courrier pour l’Espagne, en décembre, pour des raisons personnelles. Je revole sur du long-courrier pour la première fois depuis un an vers Singapour dans une semaine.
Vous allez faire quoi après l’IATA?
Je ne sais pas encore, j’ai quelques pistes, j’aimerais rester en Suisse, mais ça dépendra du travail que j’aurai.
Ce n’est donc pas la retraite…
Pas tout de suite, je sais que j’ai l’air très vieux. On s’est mis d’accord avec l’IATA que mon mandat qui devait se terminer se termine.
Profil
1962 Naissance le 10 novembre à Neuilly-sur-Seine. Il est le fils de l’ambassadeur Gontran de Juniac. Etudes au Lycée Pasteur. Il détient des diplômes de l’Ecole polytechnique de Paris et de l’Ecole nationale d’administration.
1988 Sa carrière commence au Conseil d’Etat français. Il travaille par la suite au Ministère du budget (1993-1995), puis de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, où il est chef du cabinet de la ministre de l’époque, Christine Lagarde (2009-2011).
2011 Il occupe le poste de président et chef de la direction d’Air France puis, de 2013 à 2016, la présidence et la direction d’Air France-KLM.
2016 Accession, le 1er septembre, au poste de directeur général de l’IATA.