Analyse. Le hacker, l'espion et le MBA
Analyse.
Comment en sont-ils arrivés là? Comment une industrie entière a-t-elle fini par perdre tout repère moral jusqu'à se retrouver engoncée dans une sombre histoire de hackers, d'indics grassement payés et de mafieux napolitains? Un procès qui devrait s'achever ces prochains jours à Los Angeles a mis en évidence la lutte désespérée que mènent les diffuseurs de chaînes satellite pour contrer les réseaux mafieux qui se nourrissent à leurs dépens dans une nouvelle forme de contrebande.
A en croire les argumentaires des deux groupes qui s'écharpent en justice, l'américain Echostar et l'anglo-israélien NDS, les choses seraient bien simples: pour surveiller les avancées des pirates, ces sociétés se seraient vues contraintes de former des réseaux d'indicateurs en embauchant les plus brillants d'entre eux.
Ce petit jeu aurait dérapé en 1997, dénonce Echostar. C'est à cette époque que NDS, filiale du groupe News Corp, aurait téléguidé sa clique de hackers pour casser les codes de l'américain, conçus par Kudelski, pour lui nuire commercialement.
Avec ses relents de série B, l'affaire a révélé les ressorts insoupçonnés d'un marché aux coutumes bien étrange, celui de la télévision à péage, où les intérêts de multinationales sont en réalité indissociablement liés à ceux de réseaux criminels organisés qui tirent des revenus substantiels de la revente de cartes à puces trafiquées. Sous des airs hyper technologiques, l'histoire est pourtant aussi vieille que le capitalisme: là où une industrie ou un Etat parvient à imposer des marges indues sur un produit naît la tentation de la contrebande. Des cigarettes aux cartes à puces, le bal des revendeurs sous le manteau se concentre toujours là où sont les profits les plus juteux: alors qu'un abonnement à Canalsat peut coûter jusqu'à 1000 francs par an, les contrebandiers trouvent leur compte en revendant des cartes débloquées à moins de 300 francs.
Voilà donc ce qui s'est passé, insidieusement et au fil des ans, alors que les chaînes du satellite cherchaient coûte que coûte à protéger leur pactole.
Immense succès commercial dès leur apparition sur le marché, les paraboles avaient fleuri sur les toits du monde entier au début des années 80. A l'époque, souvenez-vous, la télévision familiale n'avait pas de télécommande. A quoi bon un tel accessoire puisque le râteau métallique vissé sur les tuiles ne donnait accès qu'à une demi-douzaine de chaînes, sages et ennuyeuses comme seules savent l'être les régies nationales.
L'arrivée d'un signal capté dans les étoiles avait soudain ouvert des millions de lucarnes sur un univers entier de programmes, dans des dizaines de langues. Lancée en 1984, Canal+, avec sa programmation de films de cinéma et de matchs de foot, a transformé à jamais les habitudes des téléspectateurs européens, comme l'ont fait BSkyB en Angleterre, Echostar ou DirecTV aux Etats-Unis. Tout ceci, bien entendu, était alors facturé au prix de la rareté.
Vingt ans et une révolution technologique plus tard, celle d'Internet et du haut débit permanent, les canaux de distribution se sont multipliés. Par l'ADSL, le câble ou le numérique terrestre, les diffuseurs de contenus se sont livrés ces dix dernières années à une concurrence sans limite qui a fait chuter les prix.
Les tarifs de la télévision par satellite, eux, sont restés miraculeusement fixés sur leur orbite. A 70 francs par mois pour une offre complète, un abonnement satellite reste trois fois plus cher qu'un accès haut débit à Internet.
A titre d'exemple, l'industrie de la musique n'a pas aussi bien tiré son épingle de cette révolution. Pour elle, l'arrivée d'Internet et des échanges illimités de contenus numériques a commencé comme un cauchemar. Les majors ont fini par comprendre, dans la douleur, que le système qui avait fait leur fortune et qui reposait sur la vente en magasin de galettes de plastique n'avait plus d'avenir. Mais l'un dans l'autre, en vendant leurs produits dématérialisés sur Internet à des prix plus bas, les majors ont fini par reprendre confiance en l'avenir.
Cette histoire prise en exemple dans les cours de MBA qu'ont assurément suivi les responsables des multinationales du satellite ne leur a rien appris. Ceux-ci préfèrent boire le poison jusqu'à la lie plutôt que de revoir leur stratégie commerciale.
Difficile en effet de renoncer à une recette qui s'avère aussi formidablement rentable. Leur affaire est en or pour deux raisons. D'abord, le satellite est un outil de diffusion beaucoup moins coûteux que le câble ou que l'ADSL qui nécessitent des investissements considérables. Au chapitre des revenus, ensuite, puisque les milliers de chaînes que revendent ces bouquets sont pour la plupart déjà financées par la publicité et ne coûtent pas un kopeck à diffuser.
Ces dernières années, seuls les organisateurs d'événements sportifs se sont trouvés dans une position de force suffisante pour extorquer une partie des revenus des diffuseurs, en faisant exploser les prix des droits de retransmission. En 2007, la chaîne allemande Premiere a par exemple déboursé 200 millions d'euros en cash et cédé 17% de son capital aux organisateurs du championnat allemand de foot pour obtenir les droits de diffusion des saisons 2008 et 2009. Dernier en date d'une longue série, un tel hold-up aurait pu servir d'avertissement. Il n'en a bien sûr rien été.
Plus pervers encore, ces multinationales n'ont pas hésité à se lancer dans une course sans fin pour tenter de contrôler l'autre grande menace qui plane sur leurs revenus: celle de la piraterie organisée. Sans toujours être les plus malins. Entre autres joyeusetés, les responsables de Canal+ se sont par exemple offert les services d'un des plus célèbres hackers allemand, payé plusieurs centaines de milliers d'euros par mois. Avant que l'homme qu'ils croyaient ainsi neutralisé ne se mette à recevoir des mafieux napolitains sur son yacht monégasque, puis ne change de camp pour rejoindre NDS, le groupe israélien dirigé par des anciens du Mossad, ceux-là même qui l'avaient employé en 1997 dans un laboratoire secret à Haïfa pour briser les codes de Canal+ et de Kudelski.
Pris jusqu'à la gorge dans ces luttes clandestines, les managers de Canal+, d'Echostar ou de News Corp restent prêts à toutes les compromissions pour défendre leur business, tant la seule solution efficace pour éradiquer la contrebande leur paraît impensable. Normal, puisqu'il s'agirait simplement de réduire leurs marges.