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André Hoffmann: «Une entreprise ne doit plus être évaluée sur la seule maximisation du profit à court terme»

Le vice-président de Roche, également membre du conseil d’administration du Forum économique mondial, plaide pour des changements importants au sein des sociétés, en commençant par le sommet de la gouvernance. Et en modifiant en profondeur la comptabilité

André Hoffmann, vice-président de Roche, a annoncé à Davos le lancement d’une nouvelle initiative visant à accélérer la prise en compte des Objectifs de développement durable par les sociétés suisses, le 23 mai 2022 . — © GIAN EHRENZELLER / keystone-sda.ch
André Hoffmann, vice-président de Roche, a annoncé à Davos le lancement d’une nouvelle initiative visant à accélérer la prise en compte des Objectifs de développement durable par les sociétés suisses, le 23 mai 2022 . — © GIAN EHRENZELLER / keystone-sda.ch

Il est vice-président de Roche, une des plus grandes capitalisations boursières en Suisse mais certains de ses propos pourraient être tenus par un militant du climat. C’est qu’André Hoffmann est convaincu de la nécessité d’agir depuis des années. Au Forum économique mondial, à Davos, il a annoncé le lancement d’une initiative, avec le fondateur de B Lab Suisse Jonathan Normand, qui vise à rassembler 50 sociétés suisses d’ici à la fin de l’année. Elles s’engagent à accélérer le respect des Objectifs de développement durable de l’Agenda 2030 des Nations unies.

Le Temps: Vous affirmez que ce n’est pas une initiative de plus, qu’est-ce qui vous permet de le dire?

André Hoffmann: Cela fait longtemps qu’on parle de ce sujet. Nous avons maintenant un cadre dans lequel on peut mesurer l’impact des entreprises sur la nature, le social et l’humain. La certification B Corp, qui est utilisée aux Etats-Unis depuis quelques années, nous donne ce cadre, avec l’aide du B Lab Suisse avec qui nous travaillons. C’est très important qu’une entreprise ne soit plus seulement évaluée sur la maximisation du profit à court terme. Selon Milton Friedman, Prix Nobel d’économie 1976, le rôle de l’entreprise est de faire de l’argent, qui est ensuite redistribué à la société à travers les salaires, les dividendes et les taxes, puis la société s’en sert pour compenser les inégalités. A mon avis, ce concept n’est plus approprié aujourd’hui, dans un monde fini, dont nous connaissons les limites. D’ailleurs, l’industrie a détruit une bonne partie de la planète, en affectant le climat.

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Concrètement, comment s’effectue le changement?

C’est d’abord une notion de comptabilité. On sort de la comptabilité traditionnelle qui mesure uniquement le capital produit, lui-même résultat de la relation entre les trois grands capitaux, qui sont le capital humain – notre talent individuel, ce que nous savons faire; le capital social – comment nous travaillons ensemble; et le capital naturel – le système qui soutient la vie sur la terre. On doit pouvoir réellement comptabiliser, mesurer, ces trois capitaux. Pour pouvoir mettre en place cette nouvelle comptabilité, il faut un changement de statuts de la société. Ce à quoi les sociétés qui participent à notre initiative s’engagent, c’est à réviser leurs statuts pour pouvoir mettre en place cette comptabilité, après avoir obtenu le soutien des actionnaires.

Où en êtes-vous avec Roche?

Nos statuts parlent déjà d’utiliser de manière optimale les ressources de l’entreprise pour arriver à notre but. Mon interprétation de nos statuts est qu’il y a très peu de changements à apporter.

Et pour ce qui est des actionnaires?

La structure de Roche est particulière, nous sommes une entreprise familiale, j’ai la conviction profonde que ma famille me suivra. Nous sommes une entreprise familiale cotée en bourse, et un des titres les plus traités à la bourse suisse, avec des investisseurs qui sont porteurs de bons de jouissance et qui n’ont pas, en principe, de droit de vote. Mais cela ne veut pas dire qu’on les ignore, au contraire. Je pense qu’il y a effectivement un changement de mentalité. Aujourd’hui, la recherche du profit à court terme, à part chez quelques capitalistes purs et durs, n’est plus le même mantra qu’il y a quelques années. On s’aperçoit bien que le système, si on ne s’occupe que du court terme, ne marche pas.

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Quels sont les exemples de ce changement?

Si on reste en Suisse: Nestlé. On constate que l’entreprise est gérée sur le long terme. Les actionnaires de Nestlé ne font pas le deal le plus profitable à un moment précis, mais ils visent la distance. Cela fait 130 ans que Nestlé est au bord du Léman, et cela ne va pas changer. Cela se sent, c’est une culture. Aujourd’hui, Nestlé n’hésite plus à en parler de manière tout à fait ouverte. C’est le concept de capitalisme des parties prenantes que Klaus Schwab développe depuis des années. Le but n’est plus de faire de l’argent.

Et la croissance?

Si nous commençons à parler d’impact plutôt que de parler exclusivement de revenus financiers, la question de la croissance se pose tout de suite. Nous sommes dans un monde fini. Notre entreprise est familiale, j’aimerais que les enfants de mes enfants aient une influence sur l’entreprise. Cela ne sera possible que si l’entreprise existe encore. Nous avons besoin d’un modèle dans lequel on pourra continuer à créer de la valeur sans détruire les trois capitaux naturel, social et humain. Cela nous permettra d’aller vers une économie circulaire, qui utilise les ressources de manière plus efficace, une entreprise qui a une empreinte écologique plus petite. Comment? Nous sommes tous en train d’apprendre. On essaie de nouvelles méthodes, pour arriver à diminuer notre empreinte écologique tout en utilisant les capitaux de la manière la plus efficace possible. C’est l’apprentissage par la découverte…

Un exemple?

Roche a établi un plan et sera carbone zéro émission en 2050. Nous produirons nous-mêmes toute l’énergie dont nous aurons besoin. Plus besoin d’acheter de l’énergie verte, des certificats de pollution – qui sont à mon avis une invention diabolique en train de ralentir la transition énergétique. Le plan est précis, avec des étapes d’investissement et nous serons carbone zéro – pas «net zéro» mais bien «zéro émission de carbone» dans vingt-cinq ans. J’espère que la technologie progressera suffisamment pour que l’on puisse avancer cette date, car nous en avons vraiment besoin. Le dernier rapport du GIEC est terrifiant, notre civilisation est en danger. Notre seule manière de pouvoir faire une différence est de changer les conditions qui nous font travailler ensemble. La politique a été très lente à réagir, mais la réalité est toujours là. Si les politiciens ne peuvent pas le faire, qui peut le faire? L’entreprise, si elle est gérée sur des bases différentes, a une chance. Je n’ai pas la recette immédiate et gratuite mais je sais que si je mesure et que je donne de la transparence, l’impact sera positif. On va trouver une solution.

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Vous croyez au cercle vertueux de la transparence?

Je suis témoin du cercle destructeur, donc si je veux l’inverser, je dois trouver un cercle vertueux. Nous avons pris à la planète, parce que le système ne permettait pas de mesurer cela. Notre système de comptabilité n’est pas efficace pour mesurer l’impact réel de l’entreprise sur l’économie. Je m’avance peut-être un peu, mais je pense qu’un litre de pétrole produit plus d’impacts négatifs sur la planète que les bénéfices qu’il apporte.

Comment généraliser l’impact?

Je pars du principe que si on pose les bonnes questions, on obtient souvent les bonnes réponses. Jusqu’à présent, la question a toujours été: «Comment puis-je faire plus d’argent?» C’est ce qu’on nous a appris à l’école, j’ai fait un MBA, c’est ce que j’ai appris. «Tu es bon si tu fais de l’argent.» C’est un changement de paradigme énorme qui va prendre un temps fou. Je crois aux vertus de la transparence. Dans le domaine de l’investissement, qui joue un rôle important, on cherche à faire la même chose, par exemple l’initiative de Patrick Odier avec Building Bridges. On met un miroir devant la communauté financière pour montrer ce qui ne marche pas. La planète souffre, il y a des inégalités criantes, il y a une augmentation claire de la détresse individuelle et de la santé affective des gens. Il faut agir, et commencer par poser la question. C’est l’idée de cette initiative, donner des instruments pour aller plus loin.

Et quel est le rôle des investisseurs?

L’industrie financière joue un rôle important. L’excuse de la responsabilité fiduciaire («je dois maximiser pour mes investisseurs») est en train de changer. De plus en plus, l’investisseur cherche une visibilité en lien avec son action. Si je finance une activité basée sur le crime, un code légal m’oblige à me retirer. Mais la pollution, c’est aussi du vol! Du vol et du meurtre: c’est 8 millions de personnes par année qui en meurent, selon l’OMS. Aujourd’hui, si je finance une entreprise qui détruit la forêt amazonienne, je n’ai aucune responsabilité légale. Je ne pense pas que ce soit tenable. Il va falloir trouver de nouveaux instruments et la loi me paraît faite pour ça. Un autre moyen, c’est de donner à la nature une personnalité juridique. Je suis absolument en faveur de cela. Nous sommes en situation de crise, et nous devons utiliser tous les outils possibles.