Arancha Gonzalez: Si le problème numéro un de la gouvernance économique est le manque de confiance, son ennemi numéro un est l’unilatéralisme. Car tous les problèmes que le monde doit appréhender ne connaissent pas les frontières nationales, qu’il s’agisse du changement climatique, de l’interdépendance économique voire des épidémies comme Ebola. L’unilatéralisme était peut-être une solution au XIXe siècle, il est totalement contre-productif au XXIe siècle. Il procure l’illusion de protection, de liberté et de souveraineté. Aujourd’hui, pour être souverain, il faut être encore plus multilatéral. On peut prendre une mesure unilatérale, mais elle provoquera une réponse unilatérale.
Votre regard sur la rivalité Etats-Unis – Chine?
On nous dit qu’il faut choisir son camp entre la Chine et les Etats-Unis. Si on est avec la Chine, on est contre les Etats-Unis et vice versa. C’est faux. On n’a pas à choisir entre les deux. Le choix est plutôt entre l’ordre et le chaos. Une gouvernance même imparfaite est mieux que la loi de la jungle. Pour des petits pays comme la Suisse et même les membres de l’UE, le chaos n’est pas une bonne chose. Il peut les marginaliser.
Qu’apportent les 28 femmes qui ont contribué à ce livre collectif?
Nous avons toutes identifié un aspect en particulier de la gouvernance économique globale: le manque de confiance. Un manque de confiance dans le système financier, un manque de confiance par rapport à la technologie, aux migrants et au fair-play en matière de commerce international, mais aussi un manque de confiance dans la capacité de nos économies et de nos sociétés à répondre à des défis tels que le changement climatique.
Comment restaurer la confiance?
On a tendance à aborder les problèmes de façon trop verticale: il est question soit de commerce, soit de migration, soit de finance. Les choses sont plus complexes et interconnectées. Une approche plus transversale s’impose. Quand on parle de migration, il faut se demander pourquoi telle ou telle économie ne fonctionne pas, pourquoi le commerce y est peu développé et pourquoi les investisseurs ne s’y intéressent pas. Les préoccupations des citoyens sont horizontales. Les réponses doivent l’être également. Quand on parle de migration, il faut voir un continuum et non pas simplement mentionner le pays que quitte un migrant et celui où il arrive. Les frontières en termes de migration sont beaucoup plus floues. Il faut aussi de nouveaux partenariats. C’est ce que nous explique Mia Amor Mottley, première ministre de la Barbade, dans l’ouvrage collectif. Pour faire face au changement climatique, cette petite île des Caraïbes n’a d’autre choix que de nouer des alliances avec d’autres économies ainsi qu’avec d’autres acteurs privés et publics.
Christine Lagarde vient d’être nommée à la tête de la Banque centrale européenne (BCE). «Le Monde» a publié un article relevant son maigre bilan quand elle était ministre de l’Economie en France.
On pourrait écrire le même papier sur une dizaine de ministres français de l’Economie que j’ai connus et qui n’étaient pas très bons. On disait la même chose quand elle a été nommée à la tête du Fonds monétaire internationale: elle n’avait pas l’expérience multilatérale, elle succédait à un génie (Dominique Strauss-Kahn). On a toujours cru que seuls les hommes étaient compétents pour diriger la BCE. Or si Christine Lagarde a été choisie, c’est parce qu’on pense qu’elle a les compétences pour le poste. Le fait d’avoir pour la première fois une femme à la tête de la BCE est encourageant. Cela permet d’abattre les barrières culturelles et de revoir l’image que nous nous faisions de l’institution.
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Quel est le bilan de Christine Lagarde à la tête du FMI?
C’est un bon bilan. Elle a transformé l’image du FMI en changeant notamment la manière dont les bailleurs de fonds interviennent. Auparavant, l’institution de Washington avait une terrible image. Elle imposait des conditions inacceptables aux Etats concernés parce qu’elle s’arc-boutait sur l’austérité et la nécessité de récupérer les crédits octroyés, quitte à porter préjudice aux citoyens des pays concernés. Christine Lagarde a changé la philosophie de l’institution. Je l’ai observé dans plusieurs pays. Le FMI demande certes aux Etats d’agir de manière responsable. Mais il leur laisse désormais davantage le choix de faire des réformes qui tiennent compte du contexte national.
Genève a-t-elle un rôle à jouer?
Absolument. Un rôle majeur. C’est ici que se forme un consensus multilatéral. Mais il faut revenir aux fondamentaux pour mettre en œuvre un multilatéralisme nouveau qui doit s’adapter à la révolution technologique et qui doit intégrer davantage encore le secteur privé et la société civile.
Vous êtes critique envers les accords bilatéraux, les «deals» entre Etats. On peine à ne pas y voir une critique de Donald Trump, auteur de «The Art of the Deal».
Il y a un problème à régler en termes de commerce, notamment pour ce qui concerne des pratiques commerciales déloyales. Mais je ne suis pas d’accord avec la manière de le faire. Pour nombre de gens, la globalisation a généré des souffrances à travers le monde, y compris aux Etats-Unis. Ils voient une hausse sensible des inégalités, une accumulation de richesse et de pouvoir auprès du 1% de la population. Il faut en être conscient et agir, car ces inégalités, qui se sont peut-être réduites entre Etats, mais accentuées à l’intérieur des pays, sont un cancer qui va saper petit à petit nos démocraties. C’est pourquoi il est indispensable de repenser le contrat social. Dans un monde technologique, il faut replacer l’individu au centre, l’autonomiser afin qu’il puisse s’adapter à une économie qui ne cesse de changer. Chaque individu devrait avoir un capital initial qui lui permettrait tout au long de sa vie de s’adapter en permanence aux changements économiques et sociétaux. C’est une manière de le responsabiliser.
Quid de l’OMC?
L’organisation va mal car les Etats vont mal. Ils ont oublié l’engagement qu’ils avaient pris au moment de créer l’OMC. Actuellement, ils n’investissent pas beaucoup dans l’institution et essaient de tirer la couverture à eux. On risque de casser un instrument fondamental, le mécanisme de règlement des différends. Or il nous a permis de traverser la crise de 2008 en limitant les dégâts. En tant que gendarme, l’OMC a dissuadé les Etats de recourir à des mesures protectionnistes qui auraient fortement aggravé la crise.
Et si une nouvelle crise arrive?
En affaiblissant l’OMC, on porte atteinte aux instruments fondamentaux qui devraient nous permettre de combattre la prochaine crise. Et nous n’avons plus une grande marge de manœuvre. La crise de 2008 a réduit la capacité des banques centrales à agir efficacement, nombre de banques sont surendettées. Le système de gouvernance nous a incités à avoir une bonne conduite. S’il ne fonctionne plus ou mal, les choses seront plus compliquées.
A propos des Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, dont Genève veut être le laboratoire opérationnel, le financement est encore fortement lacunaire.
C’est tout le problème de nos économies. Elles regorgent de milliers de milliards de dollars de liquidités qui restent inutilisées et qui pourraient servir à éradiquer par exemple l’extrême pauvreté d’ici à 2030. Il est donc nécessaire de créer des mécanismes permettant de convaincre les investisseurs d’agir, qu’il s’agisse de multinationales, de fonds de pension ou autres. Si on investissait ces abondantes liquidités dans les PME à l’échelle globale, on pourrait très facilement contribuer à atteindre 80% des ODD. Il faut désormais investir plus dans la microéconomie. L’impact sera beaucoup plus important.
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Profil
1969 Naissance à Tolosa dans le Pays basque espagnol.
Années 1990 : Licence en droit de l’Université de Navarre et Master en droit européen de l’Université Charles III de Madrid.
2002-2005 Porte-parole de la Commission européenne pour le commerce.
2005-2013 Cheffe de cabinet de Pascal Lamy, directeur général de l’OMC.
2013-2019 Actuelle directrice générale du Centre du commerce international.