Le négoce de matières premières permet au producteur de métaux, de pétrole ou de céréales de vendre sa marchandise, pour ainsi dire sur le pas de sa porte, à un trader. Charge à ce dernier de dénicher le client final et d’acheminer le produit. «Notre rôle, c’est d’équilibrer l’offre et la demande entre pays excédentaires et pays en déficit: stocker lorsqu’il y a surplus, relâcher lorsqu’il y a déficit. Nous fluidifions les échanges physiques», résume Pierre Lorinet, directeur financier de Trafigura, l’entreprise fondée par Claude Dauphin il y a vingt ans.
Confidentiel à ses débuts, Trafigura est aujourd’hui un géant global comptant plus de 8000 employés. En 2012, le groupe a engrangé presque un milliard de dollars de profit. Il est devenu la troisième entreprise suisse en terme de chiffre d’affaires. Flair et efficience, alliés à une culture du travail acharnée, ont été les moteurs de son succès. Mais il y a aussi un élément dont les traders parlent moins volontiers: leur capacité à séduire les gouvernements qui contrôlent l’accès aux matières premières.
Dès les origines, dans les années 1970, il a fallu «savoir se mettre dans les bonnes grâces des pays exportateurs de pétrole», raconte Christian Weyer, ancien banquier de BNP Paribas considéré comme le «pape» du financement du négoce à Genève. «Il faut de l’astuce et du pouvoir de conviction, pour dire «confiez-moi une partie de vos exportations». Conviction? Le récent rapport du Conseil fédéral sur le négoce pose le problème avec brutalité, en notant que la «forte interaction des entreprises concernées avec les autorités étatiques» expose «particulièrement le secteur des matières premières au risque de corruption».
La nature sensible des relations entre traders et Etats transparaît dans les documents diplomatiques américains révélés par WikiLeaks. Lorsque Trafigura s’étend en Amérique centrale, en 2006, Washington s’inquiète de ses liens avec le président vénézuélien Hugo Chavez. Le groupe l’aurait approvisionné en essence lors de la grève de la compagnie pétrolière nationale, PDVSA. «Trafigura, écrit un ambassadeur américain, a fourni les importations d’urgence au Venezuela en 2002 et 2003, qui ont permis au régime de Chavez de briser l’échine des syndicats de PDVSA et de purger les employés […] qui n’étaient pas jugés suffisamment bolivariens.»
Lorsque Trafigura remporte l’appel d’offres pour acheter une raffinerie à Saint-Domingue, en 2007, les diplomates américains, alertés par un concurrent, notent que le secrétaire au Commerce de l’île pourra déterminer le prix d’achat du pétrole importé par Trafigura et «créer un énorme cash-flow pour le parti au pouvoir».
Toutes proportions gardées, c’est ce qui s’est produit en Jamaïque en 2006. Trafigura, qui commercialise le pétrole que ce pays reçoit à prix préférentiel du Nigeria, a versé 475 000 dollars au ministre de l’Information, Colin Campbell. Selon les documents américains, l’entreprise a décrit ce paiement comme un «arrangement commercial» destiné à «rémunérer des services futurs». L’opposition, en revanche, a dénoncé un financement politique occulte.
Partout dans le monde, les traders se disputent les contrats avec acharnement. Parfois en accusant leurs rivaux de corruption. Ou en tentant de les évincer, grâce à des intermédiaires introduits au cœur du pouvoir. En 2009, au Yémen, Trafigura obtient d’exporter une partie du brut du pays grâce à son agent sur place, Ibrahim Abulahoum, puissant chef tribal ami du président. Son concurrent londonien Arcadia, appuyé par un autre chef tribal, riposte en achetant le brut yéménite à un prix artificiellement haut, pour dégoûter la compétition.
Morale de cette histoire, selon les diplomates américains en poste à Sanaa: «Chaque changement dans la façon dont ces contrats sont soumis à appel d’offres, attribués et exécutés contrarie inévitablement des intérêts commerciaux bien implantés et déplace les centres de décision au sein du gouvernement.»
Interrogé par Le Temps , Trafigura ne commente pas les exemples donnés plus haut – l’entreprise précise toutefois qu’elle n’est «pas partie» à l’enquête ouverte en Jamaïque. Mais selon son directeur financier, Pierre Lorinet, «notre code de conduite est très clair, c’est tolérance zéro, pas seulement en ce qui concerne la corruption, mais aussi les manipulations du marché, les sanctions internationales, le blanchiment. Les employés signent ce document en venant dans l’entreprise, chaque trader voit le chef de la compliance [conformité] dans les trois jours.»
Trafigura estime que l’essentiel des contrats qu’il remporte est issu d’appels d’offres, qui mettent en concurrence plusieurs entreprises de façon anonymisée. Mais ces procédures peuvent être manipulées. En février, Trafigura a été écarté des achats de carburant de la société maltaise d’électricité, un marché qui s’élève à 360 millions d’euros par an. Selon l’hebdomadaire Malta Today, la société rémunérait comme «consultant» un professionnel qui donnait à ses clients des informations confidentielles sur les appels d’offres, ainsi qu’un membre du comité qui attribuait les contrats.
«On a fait nos propres enquêtes, et on n’a rien trouvé qui porte à croire que des activités n’auraient pas dû être faites chez nous», répond Pierre Lorinet de Trafigura. Selon lui, l’entreprise a remporté des contrats parce qu’elle est compétitive et dispose d’entrepôts à Malte. Le groupe juge «incorrecte sur le plan légal» sa mise à l’écart des appels d’offres.
En Afrique, où Trafigura réalise près du tiers de son chiffre d’affaires, la pratique des appels d’offres s’étend. Mais l’attribution de contrats pétroliers reste souvent le fruit d’un «accord avec le top», comme le dit un trader. En novembre, selon nos informations, Claude Dauphin était à Londres pour rencontrer le président du Gabon, Ali Bongo, en marge d’une conférence pétrolière. Mais c’est Vitol, rival de Trafigura basé à Genève, qui a décroché le premier contrat de l’année 2013 octroyé par le Gabon.
En Angola, en revanche, la position de Trafigura semble imprenable. Le groupe a commencé à livrer du fioul et autres produits raffinés à ce pays, deuxième producteur de pétrole d’Afrique, dans les années 1990, lorsque la guerre civile faisait rage. Aujourd’hui, il est présent dans la distribution d’essence, le fret ferroviaire, le recyclage, l’immobilier, le transport aérien. Il a formé des joint-ventures avec la société pétrolière d’Etat, la Sonangol. Surtout, il dispose d’un quasi-monopole sur l’importation des produits pétroliers raffinés – un marché estimé à quelque 3 milliards de dollars par an.
«Ils ont verrouillé le pays, leur position est totalement dominante», maugrée un concurrent, qui dit avoir fait des pieds et des mains auprès des autorités angolaises sans avoir pu «toucher une goutte de quoi que ce soit». Alexandra Gillies, de l’ONG new-yorkaise Revenue Watch, parrainée par George Soros, trouve «étrange qu’un pays utilise une compagnie privée pour ses importations de pétrole. Cela montre le rôle considérable de ces sociétés dans les affaires publiques. Elles vendent le pétrole d’Etat, et elles contrôlent une part importante des dépenses gouvernementales, car l’achat de carburant est un très gros poste.»
Trafigura affirme que ses investissements réussis dans le bitume, puis la distribution d’essence – qui ont résorbé une pénurie chronique – lui ont ouvert les portes de l’Angola. «On a tenu nos engagements, obtenu des résultats, formé des gens et amélioré la situation. Cela nous a permis de trouver d’autres opportunités», explique le directeur financier, Pierre Lorinet.
Des facteurs historiques ont aussi joué. Marc Rich, figure tutélaire du trading pétrolier, qui a formé les fondateurs de Trafigura, est le premier à avoir commercialisé le brut angolais, juste après l’indépendance en 1975. Lorsque Trafigura prend son essor dans les années 1990, le groupe s’appuie sur BNP Paribas à Genève, la plus grande banque de financement du négoce. «Les gens de Trafigura ont su se rendre irremplaçables en rassemblant régulièrement les 400 ou 500 millions de dollars nécessaires pour financer l’exploitation pétrolière, raconte un ancien banquier. Ils arrivaient à convaincre les banques de les suivre grâce à la maîtrise dont ils avaient fait montre chez Rich.»
Pour investir en Angola, il faut aussi des appuis au sein du régime. «Dans le secteur pétrolier ou parapétrolier, c’est la qualité de la fiancée que vous choisissez qui va déterminer si vous grandissez vite, très vite ou pas du tout», commente un diplomate sur place. Comme le relève unrapport de la Déclaration de Berne, une ONG critique envers le négoce de matières premières, la «fiancée» de Trafigura se nomme Leopoldino Fragoso do Nascimento, alias «général Dino». Cet ancien haut gradé de l’armée angolaise détient 50% de DT Group, l’entité qui coiffe l’essentiel des activités de Trafigura dans le pays. Selon l’entreprise, c’est un homme d’affaires qui n’a pas de rôle public et n’a «jamais été employé de l’Etat». Mais son rang d’ex-officier de la Casa militar de la présidence le rattache au premier cercle du pouvoir.
Opposant le plus vocal au gouvernement angolais, le journaliste Rafael Marques estime que «Trafigura est la société qui a offert les meilleurs outils d’enrichissement au régime», en nouant des partenariats lucratifs avec ses représentants. Il juge aussi qu’en s’intercalant entre l’Angola et la Chine, principal acheteur de son pétrole, Trafigura a permis de «garder les profits loin d’Angola», notamment à Singapour, siège de DT Group et de la division de négoce pétrolier de Trafigura.
L’actuel vice-président de l’Angola et numéro deux du régime, Manuel Vicente, a également favorisé l’essor de Trafigura durant ses dix années à la tête de la Sonangol. Cet amateur de Pétrus, qui voyage en jet d’affaires et reçoit dans les grands palaces européens, est décrit comme un fin connaisseur des rouages financiers internationaux, «très smart», tour à tour cordial et glaçant. Dans les années 2000, il administrait une société genevoise, Crossoil, qui générait des fonds secrets à l’usage de personnalités du régime. A cette époque, «les Angolais admettaient que leur comptabilité nationale était un foutoir, que la Sonangol était leur bras agissant, qu’il y avait des vases communicants colossaux entre les comptes de l’Etat et ceux de la Sonangol», se souvient un banquier. A Genève, la compagnie nationale était connue pour pouvoir placer un milliard de dollars cash dans n’importe quelle banque. Depuis que Manuel Vicente a quitté la Sonangol, en 2012, le contrat de swap – de troc – qui permettait à Trafigura de recevoir du pétrole brut bon marché en échange des livraisons de produits raffinés a été suspendu. Sonangol aurait aussi commencé à donner certains contrats, des «petits bonbons», selon le mot d’un professionnel, à d’autres traders, dont Vitol, ce qui nourrit les spéculations sur la fin prochaine du règne de Trafigura.
Face aux attaques visant sa présence en Angola, la société de négoce se veut stoïque, et rappelle qu’elle a créé 1400 emplois directs dans le pays. «Notre code de conduite est appliqué de manière uniforme partout, on est absolument confortable avec cette situation», explique son directeur financier, Pierre Lorinet. Un banquier genevois nuance: «Ce n’est pas illégal d’avoir une position dominante dans un pays. Ça a été accordé, c’est tout. On ne viole aucune loi, mais il y a un risque de réputation.»
«Ils ont su se rendre irremplaçables en rassemblant régulièrement 400 ou 500 millions de dollars»