Apparaître indispensable quand tant d’autres vous taxent d’inutile: il n’aura pas fallu plus de trois heures à Arnaud Lagardère, le 5 mai dernier, pour démontrer que les pactes d’actionnaires, en France, restent forgés dans le passé. Aux commandes depuis 2003 du groupe qui porte son nom, le fils unique de Jean-Luc Lagardère n’était pourtant pas donné gagnant, face aux assauts de Joseph Oughourlian, patron du fonds britannique Amber. Mieux: la curée avait même commencé à sonner, avec rumeurs de vente «à la découpe» de ce leader mondial de l’édition et du travel retail.

Lire aussi: Lagardère-Hachette, la victoire si française d’un héritier contesté

Erreur. Porter le nom d’un patriarche autant respecté que redouté continue de valoir de l’or en France, où la détestation du capitalisme financier anglo-saxon fait le jeu de voraces milliardaires toujours proches du pouvoir. Vincent Bolloré côté pile. Marc Ladreit de Lacharrière côté face. Arnaud Lagardère, avec de tels alliés arrivés en renfort, n’a pas peiné à faire mordre la poussière à ceux qui prétendaient le mettre à terre.

Fils de «conquistador»

L’histoire est donc celle d’un héritage. Car avant d’être l’héritier d’un groupe qui, depuis les années 60, rythme la vie économique française, d’abord dans l’armement puis dans les médias, le PDG de Lagardère porte d’abord un nom. Son père, ingénieur diplômé de Supélec formé par Sylvain Floirat, un parrain des affaires de  l'époque, était un «conquistador».

Un pur bretteur, solidement classé à droite, mais toujours prompt à rendre des services à gauche. Un tennisman accompli, devenu familier du Tout-Paris du show-business grâce à Europe 1 et à Daniel Filipacchi, éditeur du mythique Salut les copains dans les années 60, puis suzerain  de l'incontournable Paris Match. La France de cette époque construisait Bouygues, rêvait Mitterrand, s’armait Lagardère, volait Dassault et dépensait Crédit Lyonnais. Avec des casseroles d’affaires politico-financières sous les tapis de l’Elysée. Le luxe à la française était celui d’Yves Saint Laurent. LVMH n’était pas un titan. Vu du berceau d’Arnaud, le capitalisme hexagonal était une camisole.

En sens inverse

Nouvelle donne en 2003. L’homme qui a fait Matra s’écroule sur un court de tennis. Opéré à la hanche, le roi Jean-Luc succombe d’une rare infection qui fera dire à certains proches qu’il a été empoisonné. La raquette échoit donc à Arnaud, son fils, alors Américain de transition. Le père ingénieur, fabricant de missiles chez Matra, patron d'une équipe de foot et d'une écurie automobile, aimait percer les blindages et les cuirasses des concurrents, se régalant ensuite à la table des grands sportifs et des artistes. Arnaud, né en 1961, vit le monde en sens inverse. La confrontation industrielle n’est pas son univers.

Le sport-business semble une manne plus facile, et la corbeille Hachette est déjà trop garnie pour inciter à conquérir encore. L’année de sa naissance, Johnny Hallyday chantait Tu peux la prendre. Recette appliquée à la lettre: l’héritier, soutenu par ses banques, dépense plutôt qu’il n’investit. La France d’avant offre ce genre de raccourcis: Lagardère s'étiole dans les droits sportifs mondialisés avec la complicité du Crédit Agricole, banque du terroir hexagonal. Paille contre paillettes. «Arnaud sait qu’il n’aurait jamais dû se trouver là. Mais c’est sa force. Il se bat le dos au mur qu’il s’est construit», juge un familier de la saga Hachette.

Nouvelle donne, surtout, sur le plan familial. Jean-Luc Lagardère avait, dès l’adolescence, collé aux basques de son propre père, aventurier des affaires. Arnaud est le fils de sa mère, Corinne Levasseur, dont le patriarche divorcera quand il décolle dans le ciel capitaliste hexagonal. Observateur, Arnaud voit tout. Les compromissions politiques paternelles. L’aventure télévisuelle de la Cinq, gouffre financier racheté à Silvio Berlusconi, l’enlisement de la France des années 90, dont le refrain est «socialisme et fric», entonné par un certain Bernard Tapie.

Nicolas Sarkozy, qu’Arnaud Lagardère a l’an dernier appelé à la rescousse avec succès, l’avait déclaré un jour: «L’économie française n’est pas vraiment capitaliste. Nos hommes d’affaires comptent autant sur le pouvoir politique que sur eux-mêmes.» Bien vu. Exilé entre Belgique et Etats-Unis, où sa vie amoureuse et maritale, dès 2013, avec le mannequin longiligne Jade Foret devient un sujet de plaisanteries grivoises, vu sa petite taille, l’héritier vend par «appartements».

Arrimé à cette commandite qui lui permet de contrôler le capital de Lagardère-Hachette et d’empocher des dividendes pour assurer son train de vie fastueux: «Nous avons calculé. En dix ans, ce PDG-là nous a coûté plus de 500 millions d’euros, s’énerve Christopher Calmann-Lévy, l’un de ses actionnaires et détracteurs. Pour quoi? Rien.»

Des chiffres masqués

L’intéressé dément, tempête, masque les chiffres derrière des armées d’avocats, en cajolant son actionnaire le plus fidèle: le fonds souverain du Qatar sur lequel veille un certain… Nicolas Sarkozy. Alliance logique. Son père vendait des missiles à la pelle aux émirs. «Arnaud n’a pas d’alliés, il a des protecteurs», poursuit Christopher Calmann-Lévy.

Résultat: une assemblée générale des actionnaires, le 5 mai, aux allures de grand conseil des familles régnantes de la France Inc. Bolloré, duc de Bretagne au flair financier insensé, un œil sur le trésor international dans l'édition. Ladreit de Lacharrière, grand connétable parisien qui muselle le monde de la culture dans ses filets capitalistes. Sarkozy, éternel chef d’état-major pressé de retrouver des troupes et d'exercer ses talents d'avocat d'affaires. La France d’avant est une muraille que les Anglo-Saxons ont, dans l’histoire du royaume, toujours eu de la peine à renverser.


Profil

1961 Naissance à Boulogne-Billancourt.

1994 Départ aux Etats-Unis pour diriger la filiale américaine d’Hachette.

1999 Devient PDG de Lagardère Média.

2003 Mort de son père, Jean-Luc Lagardère. Devient gérant du groupe Lagardère-Hachette.

2020 Résiste avec succès à l’assaut du groupe Amber Capital.


Retrouvez tous les portraits du «Temps».