A chaque pause, c’est le même rituel. Sitôt en bas de l’immeuble dans le quartier des affaires de San Francisco, Nate sort sa cigarette électronique Juul. Fumeur depuis l’adolescence, ce trentenaire s’est converti il y a un peu plus d’un an. «C’est la solution qui offre la sensation la plus proche d’une vraie cigarette», note-t-il, racontant ses mauvaises expériences avec d’autres types d’appareils. Il tire quelques bouffées, saveur menthe ou mangue, puis retourne travailler.

Nate n’est pas seul. En trois ans, Juul est devenu un mastodonte, qui a levé en juillet 650 millions de dollars (autant en francs), sur la base d’une valorisation de 15 milliards. Selon les estimations de l’institut Nielsen, cette start-up de San Francisco capte désormais 72% du marché aux Etats-Unis, devançant les marques lancées par les géants du tabac. Son chiffre d’affaires est évalué à 1,3 milliard de dollars entre août 2017 et août 2018. Cela représente un bond de 730% sur un an. Après les Etats-Unis, Juul s’est lancé au Royaume-Uni en juillet et au Canada fin août.

La société est même est devenue un verbe. Dans les collèges et lycées américains, on n’utilise pas une cigarette électronique, on «juule». Et on l’affiche fièrement sur Instagram et Snapchat. Tout l’inverse des cigarettes, dont la consommation ne cesse de reculer chez les adolescents américains – moins de 8% des lycéens fument.

Nicotine concentrée

Le succès de Juul repose d’abord sur l’utilisation du sel de nicotine, une véritable révolution dans le domaine. Celui-ci offre la possibilité de proposer une concentration plus forte en nicotine, permettant aux utilisateurs d’obtenir leur dose en seulement quelques bouffées. Cela permet aussi de réduire la taille des cigarettes électroniques. Celle de Juul, qui coûte 35 dollars, adopte un design simple et moderne, qui se rapproche de celui d’une clé USB. L’appareil se recharge avec des «pods», vendus 4 dollars et parfumés à la menthe, à la mangue ou au concombre.

«Notre mission est d’éliminer la cigarette», assure James Monsees, le cofondateur et responsable des produits de Juul, qui s’exprimait en septembre au cours d’une conférence organisée par le site spécialisé TechCrunch. «Nous permettons aux gens d’opter pour une meilleure alternative. Mais ce n’est pas notre objectif final», poursuit-il, promettant le lancement en 2019 d’une cigarette connectée, offrant des options pour réduire la consommation en douceur.

La popularité grandissante de Juul pose problème. «Les cigarettes électroniques peuvent aider les fumeurs adultes, mais cela ne doit pas se faire au détriment des enfants. Nous ne pouvons pas accepter qu’une génération entière devienne dépendante à la nicotine», regrette Scott Gottlieb, le directeur de la Food and Drug Administration (FDA), les autorités sanitaires américaines. Selon les statistiques officielles, 3 millions de lycéens et collégiens sont des consommateurs réguliers, dont beaucoup n’ont jamais fumé de cigarettes. C’est 75% de plus qu’en 2017.

«Epidémie» chez les adolescents

«L’utilisation par les mineurs est un problème, reconnaît James Monsees. Nous pensons que nous pouvons le résoudre grâce aux nouvelles technologies.» A terme, promet le responsable, la future cigarette connectée de Juul pourrait permettre de contrôler l’âge des utilisateurs. Pas suffisant cependant pour la FDA, bien décidée à lutter contre un phénomène qu’elle qualifie d’épidémie.

«Cela fait plus d’un an que je dis aux fabricants qu’ils doivent faire beaucoup plus, souligne Scott Gottlieb. Ils ont traité ces problèmes comme des relations publiques, plutôt que de sérieusement prendre en compte leurs obligations légales et la santé publique.» L’agence a ainsi fixé, mi-septembre, un ultimatum à Juul et à ses concurrents: soixante jours pour détailler des mesures convaincantes visant à endiguer l’utilisation par les mineurs. Faute de quoi, leurs produits pourraient être interdits à la vente.

Critiqué pour son redoutable marketing visant les adolescents, Juul est sous le coup d’une enquête de la FDA. La société tente depuis de redorer son blason. Ses publicités et son site internet adoptent désormais des couleurs plus sobres. Et mettent en avant de vrais fumeurs qui se sont tournés vers les cigarettes électroniques. Le fabricant a aussi changé le nom d’une partie de ses parfums, pour les rendre moins attirants. «Concombre cool» a ainsi été remplacé par «concombre», «crème brûlée» par «crème» et «salade de fruits» par «fruit».

La start-up assure également qu’elle contrôle davantage les distributeurs qui visent les adolescents ou qui ne respectent pas l’âge limite. Elle indique avoir demandé la suppression de milliers de messages et d’annonces sur Instagram, Facebook et Amazon. Elle s’est par ailleurs engagée à investir 30 millions de dollars sur trois ans pour lutter contre l’utilisation de ses produits par des mineurs. Elle soutient une proposition de loi pour porter à 21 ans l’âge minimum pour acheter du tabac.

Les autorités veillent

En attendant la rédaction d’un cadre réglementaire, la FDA tape du poing sur la table. Elle promet de poursuivre les contrôles dans les magasins. Au deuxième trimestre, plus de 1100 avertissements et 131 amendes, allant jusqu’à 12 000 dollars, ont été adressés. Du jamais-vu. L’agence pourrait aussi forcer les fabricants à restreindre les ventes sur leur site internet, afin d’empêcher l’achat de dizaines d’exemplaires dans le but de les revendre aux plus jeunes.

Enfin, la FDA menace d’interdire certaines recharges parfumées. Une contrainte qui aurait un impact sur les ventes aux adultes, redoute l’industrie. «Est-ce que la FDA souhaite vraiment que des millions d’Américains se remettent à fumer des cigarettes?» demande ainsi Tony Abboud, le directeur de la Vapor Technology Association.