Barbara Frei: «Au lieu d’être déprimés, passons à l’action»
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AbonnéLes technologies sont là et les prix élevés de l’énergie accélèrent la transition. Voici en substance ce qu’affirme la directrice générale Automatismes industriels de Schneider Electric. Cette étoile montante est à Davos pour embarquer les autres dans le mouvement. C’est simple! dit-elle

C’est une des femmes les plus en vue dans les milieux économiques en Suisse. Actuellement en poste à l’étranger, elle pourrait être la première femme à diriger un jour une des 20 plus grandes sociétés cotées en bourse. Barbara Frei, titulaire d’un doctorat en génie mécanique de l’EPFZ et d’un MBA de l’IMD, est depuis 2021 directrice générale Automatismes industriels au sein de Schneider Electric, multinationale française spécialiste en gestion de l’énergie et en automatisation. La Suissesse est responsable d’une grande partie des 135 000 collaborateurs du groupe. Engagée depuis le début de son parcours pour une meilleure gestion de l’énergie, elle participe au 53e Forum économique mondial pour faire avancer la transition énergétique. En expliquant «comment ça marche»…
Le Temps: Pourquoi croirait-on que la transition énergétique est réellement en train de se produire?
Barbara Frei: Nous avons vécu une première crise énergétique dans les années 1980. Nous sommes dans une situation comparable, nous ressentons maintenant l’urgence d’économiser de l’énergie et c’est très positif. C’est pour cela que je suis devenue ingénieure: pour créer plus de valeur avec l’énergie qui est à notre disposition. J’espère que la crise actuelle conduira cette fois vraiment aux changements nécessaires, pour que l’on ne recommence pas dans deux à trois ans à se poser à nouveau les mêmes questions. Mais je pense que les prix de l’énergie vont rester à un niveau relativement élevé, et ces prix donnent l’élan aux initiatives, car ils justifient et induisent les changements. La crise énergétique actuelle donne un très grand coup d’accélérateur.
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Nous devons réduire notre dépendance à l’énergie fossile, mais comment?
Oui, nous devons passer d’une économie dépendant à 80% des énergies fossiles à une dépendance à 80% de l’électricité, d’ici à 2050. En tant qu’entreprise, nous sommes fortement engagés à décarboner nos activités, nous devrions être net zéro en 2030. Au sein de Schneider Electric, nous y serons mais le travail à réaliser est encore important du côté de nos fournisseurs, en parlant ici du «scope 3» [tout ce qui n’est pas couvert par les émissions directes et indirectes de la société, ndlr]. Nous avons engagé cette démarche avec nos 1000 premiers fournisseurs, les producteurs des composants en métal, pièces en plastique, ou autres. Nous leur demandons de suivre la même évolution s’ils veulent continuer à travailler avec nous en 2030. Nous les aidons, si c’est nécessaire, avec du consulting, par exemple. La première étape consiste à mesurer, pour ensuite savoir comment économiser. C’est un voyage permanent que nous effectuons ensemble.
Quelles ont été les améliorations des deux dernières années en matière de transition énergétique?
Les améliorations sont liées aux prix. Parce qu’ils sont beaucoup plus élevés, de nombreux investissements sont attractifs économiquement. Les choses ont vraiment changé. Si les prix de l’énergie doublent, votre retour sur investissement lorsque vous adaptez vos modes de production se fait en moitié moins de temps. C’est la beauté de la chose, c’est très simple! On comptait huit à dix ans en moyenne pour amortir des investissements. Aujourd’hui, on table en moyenne sur trois à cinq ans.
Qu’est-ce qui ne va pas assez vite?
La collaboration entre deux mondes: la partie opérationnelle d’une entreprise et le côté IT. La numérisation, qui est au cœur des changements, amène ces deux mondes ensemble, mais ce n’est pas toujours facile. Pour aider ce changement, il faut réussir à visualiser la suite, ce que cela va devenir, les gains. La numérisation nous aide à le faire, car elle permet de mieux comprendre comment on travaille, et elle permet de mesurer les progrès. J’insiste: les technologies sont disponibles. Nous devons désormais accélérer leur intégration et la transition.
Quelles prochaines actions auront le plus d’impact et quelles sont vos priorités?
On note que 30% de toutes les émissions de CO2 viennent de l’industrie. Et on peut économiser jusqu’à 60% dans les industries. Il faut électrifier les processus et bien sûr économiser, par le biais de la numérisation. A nouveau: la technologie pour le faire est là, et l’impact du côté de l’industrie est considérable! Deuxième domaine important: les bâtiments. Dans le résidentiel, il faut installer des pompes à chaleur et du solaire et gérer de manière plus efficiente l’énergie; à quel moment mettez-vous votre machine à laver en route, ou rechargez-vous votre véhicule, par exemple. Même chose pour les bâtiments commerciaux, il y a beaucoup de gains à réaliser: gérer la température en fonction de l’occupation par exemple. Là, le potentiel d’économies monte jusqu’à 80%! Enfin, côté mobilité, aussi, il faut électrifier, et optimiser. Raison pour laquelle il faut construire dans la région pour la région, pour que la source de l’énergie soit proche.
Vous êtes optimiste…
Je suis une optimiste, bien sûr. Cette crise est tragique pour l’Europe et pour le monde, mais elle nous a montré que nous ne vivions pas sur un chemin pérenne. Nous devons prendre cette nouvelle direction. Et nous n’y parviendrons qu’ensemble: politiques, entreprises et société. Ce qui est bien, c’est qu’aujourd’hui, nous comprenons tous mieux les enjeux, et les intérêts sont alignés. Par conséquent, cela peut conduire à une énorme accélération.
Mais la situation est angoissante, déprimante, comment y croire encore?
C’est très facile de dire «non, on ne va pas y arriver»… Nous avons les scénarios pour réduire les émissions carbone. Maintenant, il faut agir. Je vois une accélération très concrète dans les actions des gouvernements. Parfois, c’est une question de ressources, par exemple pour obtenir les certifications et poser des panneaux solaires. Mais au lieu d’être déprimés, passons à l’action. Nous avons les technologies, et les prix sont au bon niveau.
Peut-on se passer du nucléaire?
Je suis personnellement convaincue qu’il faut regarder le nucléaire comme une des solutions dans cette transition, et poursuivre la recherche dans ce domaine. Et il ne faut pas oublier que la Suisse importe aussi de l’électricité produite avec du nucléaire.
Au sein de votre entreprise, comment affrontez-vous ce monde fragmenté et ces multiples crises?
Un des éléments importants pour nous est la régionalisation de notre structure. Comment est-ce que les différentes régions géographiques travaillent, pour être moins dépendantes l’une de l’autre. Nous avons déjà mis en place le modèle des hubs bien avant cette crise, en 2011, qui rendent notre activité plus résiliente. Nous donnons le plus de responsabilités possible aux régions, pour qu’elles puissent décider rapidement, dans leurs marchés. Nous essayons de produire autant que possible dans la région ce qui est vendu dans cette même région. Nous avons encore augmenté récemment nos capacités dans différentes zones, à Riga, par exemple. Plus vous êtes proches des clients, plus vous êtes forts, en particulier dans le domaine de l’énergie. Les régions ont une importance particulière au sein de notre groupe. Nous avons cinq régions, en Europe, en Amérique et en Asie, et nous sommes très équilibrés. Notre hub en Inde se développe vite. Bien sûr, les interdépendances entre les régions existent, c’est le reflet du monde.
Quelle est la situation actuelle dans vos sites de production en Chine?
A ma connaissance, la situation n’est pas trop mauvaise. Nous espérons un retour à une certaine normalité dans les prochaines semaines. J’ai été personnellement en Chine en octobre 2022. J’ai écouté attentivement les clients et les politiciens que j’ai rencontrés et ils ont donné ce message: «Nous voulons collaborer, nous voulons exporter.» La Chine veut faire partie du monde, et je pense que cela va se produire.
L’industrie fait face à des ruptures des chaînes d’approvisionnement, comment gérez-vous cet enjeu?
Dans notre secteur, il s’agit de délivrer des produits et des solutions. Pour nous, il y a une ancienne règle, qui a été trop souvent oubliée mais qui doit s’appliquer pour être résilients: «le pouvoir du chiffre 2». Cela peut être deux fournisseurs, deux usines, ou des partenaires, par exemple. Ce sont des choses simples. L’art réside dans le fait de continuer à appliquer cette règle, par exemple. C’est toujours une question de choix. Si vous considérez que cette usine sera toujours en mesure de produire, dans tous les cas, vous prenez un risque. Comme êtres humains, nous faisons du déni, nous pensons qu’aucun problème ne va surgir parce qu’il ne s’est pas produit depuis 70 ans. C’est faux, bien sûr. Il faut penser à moyen terme, car vous perdrez beaucoup d’argent si vous ne le faites pas.
Quel est votre message aux jeunes générations?
J’aimerais plus d’ingénieurs, qui se dirigent exactement dans ce domaine, l’amélioration de l’efficience énergétique, en particulier des filles, nous en avons besoin. Et voici pourquoi: vous travaillez dans un domaine passionnant, et vous visez le long terme, la recherche de cette durabilité. C’est pour cela que j’ai choisi ce métier il y a 30 ans.
Au vu de votre carrière, vous pourriez être la première femme à devenir la directrice d’une des 20 plus grandes sociétés suisses. Qu’en dites-vous?
Je ne sais pas (rires) ! Tout peut arriver, mais je suis vraiment très heureuse dans ma fonction actuelle et je reste parfaitement dédiée à cette entreprise.