LafargeHolcim, aussi, doit s’adapter. Dans les couloirs du quartier général de l’entreprise, à Zoug, un fauteuil sur deux est occupé par un sac de ciment de 25 kg. Covid-19 oblige, il faut respecter les règles de distanciation.

Fruit de la fusion en 2015 du saint-gallois Holcim et du français Lafarge, le numéro un mondial du ciment occupe 72 000 employés dans 75 pays pour un chiffre d’affaires 2019 de 26,7 milliards de francs. Ayant son siège en Suisse, cette société est directement concernée par l’initiative sur les entreprises responsables, sur laquelle les citoyens voteront le 29 novembre. Elle est aussi l’une des cibles préférées des initiants.

Beat Hess, qui a rejoint Holcim en 2010, est le président de ce roi du béton. Mais avec ses postes passés ou présent chez Nestlé, ABB ou Shell, cet avocat de 71 ans est surtout un homme d’affaires suisse qui pose un regard intransigeant sur cette initiative qu’il qualifie «d’absurdité gigantesque».

Le Temps: Le 29 novembre approche, êtes-vous inquiet?

Beat Hess: Pas du tout. J’espère que l’on va gagner et que cette initiative sera refusée. Mais si elle est acceptée, tout est déjà préparé.

… Pour déplacer votre quartier général à Paris?

Absolument pas. Nous n’aurions aucune raison de faire cela. Nous sommes préparés pour suivre toutes les nouvelles dispositions légales.

Avec Glencore, votre entreprise figure en tête de liste des «mauvaises élèves» de la Suisse, selon les initiants. C’est vous, les «multinationales irresponsables» visées par l’initiative. Comment l’expliquez-vous?

C’est vrai. Ça me dérange. Nous ne méritons pas cette image. Nous faisons tout pour protéger l’environnement, nos employés et les communautés qui entourent nos cimenteries. Nous suivons les règles qui sont en place dans les 75 pays où l’on travaille. Bien sûr, avec 2500 sites dans le monde, c’est normal qu’il y ait parfois des accidents, que nous ne soyons pas entièrement en ligne avec les dispositions légales. Mais si l’on s’en rend compte, on corrige cela immédiatement. Nous dépensons énormément d’argent pour être en règle.

Alors pourquoi êtes-vous la cible des initiants?

Nous ne produisons pas des chewing-gums ou des sucettes, mais du ciment. Ça génère de la poussière et de la saleté. C’est très photogénique pour les brochures des ONG.

Vous avez engagé une «Chief Sustainability Officer» en 2019. Que fait-elle concrètement?

Justement, outre ses responsabilités dans la santé et la sécurité, elle s’assure qu’il n’y a pas de violation de l’environnement dans nos activités.

Votre activité pollue énormément. Les cimentiers sont à l’origine de 12% des émissions de CO2 dans le monde et, selon la faîtière Cembureau, produire une tonne de ciment génère 850 kilos de CO2. Soigner l’environnement chez le premier fabricant de ciment du monde, c’est un job impossible?

Pas du tout. Il faut accepter que le monde ait besoin de ciment. Nous ne pouvons pas produire des gratte-ciels avec du bois. Le béton fait partie de nos vies, c’est la deuxième matière première la plus utilisée du monde après l’eau. Aussi longtemps que le monde en produira, il faudra accepter qu’il y ait du bruit et de la poussière. Mais ce sont surtout les ONG qui s’offusquent de notre métier. La plupart des populations autour de nos cimenteries le vivent très bien.

Les expériences que vous menez à Eclépens (VD) pour du ciment «plus vert» sont, de l’aveu même des professionnels sur place, impossibles à étendre à plus grande échelle. Pourquoi?

Nos clients n’en ont pas envie. Pareil avec le ciment recyclé que nous tentons de lancer en Suisse. La qualité est identique, mais les autorités, les architectes ou les ingénieurs hésitent à essayer ces choses nouvelles, aussi pour des questions de coûts.

Lire aussi: A Eclépens, Holcim verdit son ciment

On observe que la majorité des compagnies pétrolières sont en train de se détourner des hydrocarbures pour du renouvelable – sauf une exception, ExxonMobil, qui croit encore au pétrole et au gaz. De votre côté, vous ne pensez pas qu’il serait temps de migrer vers une activité moins polluante?

En 2050, on utilisera toujours du ciment. Il y aura 10 milliards d’habitants sur Terre. Si vous considérez que 60% des besoins pour loger tout ce monde ne sont pas encore bâtis, vous voyez qu’il reste encore un bel avenir pour le ciment. Et personnellement, je ne suis pas sûr qu’une entreprise pétrolière qui mise, par exemple, sur le domaine de l’électrification suit une bonne stratégie. Je nous vois plutôt comme Exxon, à considérer qu’il reste des opportunités dans notre métier de base. En 2050, nous devrions d’ailleurs être prêts à fabriquer du ciment en capturant l’ensemble du CO2 émis.

Votre ciment présenté en début d’année, Evopactzero, est, dites-vous, «climatiquement neutre». Or, c’est un ciment qui pollue tout autant que les autres durant sa fabrication, mais ses émissions sont compensées par le financement de solutions écologiques via l’organisation South Pole. C’est la bonne solution?

Compenser, c’est l’une des voies. Mais ce n’est pas la seule que nous explorons. Le ciment «vert» évoqué plus haut en est une autre.

Lire également: Holcim lance un béton zéro carbone, en théorie

Revenons à l’initiative. Vous dites: «Nous suivons les règles en place dans les pays où l’on travaille.» Mais, et c’est un reproche des initiants, pourquoi ne pas appliquer des standards suisses partout?

En principe, c’est déjà ce que l’on fait. Allez au Nigeria, en Inde ou au Brésil, et comparez les conditions de travail des employés de LafargeHolcim avec celles des cimenteries appartenant à des groupes d’autres pays. Nos conditions sont largement supérieures. Les initiants sont arrogants de croire que ce n’est pas le cas, qu’il faut imposer des règles suisses partout. Idem sur les questions légales.

La justice helvétique n’est-elle pas plus fiable que celle de certains pays du tiers-monde?

Vous sous-entendez que les juges sont corrompus, qu’ils sont incapables de juger correctement si nous suivons les règles. J’ai mené des procès partout, au Togo, au Nigeria, en Inde, en Indonésie… Il y a là-bas des tribunaux très capables. Des juges qui ont étudié dans de très grandes universités occidentales et qui rendent des verdicts fantastiques! Je ne vois pas pourquoi il serait utile de surcharger les tribunaux suisses.

Peut-on vraiment comparer la justice suisse à celle des pays en voie de développement?

Bien sûr. Une anecdote: une fois, en Afrique, j’étais dans un tribunal qui était une petite pièce. Où le juge croquait dans une orange comme l’on mangerait une pomme. Toute sa famille était dans la pièce. Il rigolait avec son cousin avant de rendre le jugement. Pourtant, à la fin, la décision qu’il a rendue était juridiquement fantastique.

Favorable ou défavorable?

En l’occurrence, c’était en ma faveur. Mais de très bons jugements ont aussi été rendus en ma défaveur.

Mercredi dernier, Greenpeace a publié une étude sur votre entreprise relevant 122 cas problématiques, dans 34 pays. Destruction de l’environnement, pollution de l’air, du sol, de l’eau et de l’eau potable, exploitation minière illégale, incinération illégale de déchets dangereux, dépassement des limites d’émission, normes de surveillance médiocres, pollution sonore, risques pour la santé, violation des droits du travail et des droits syndicaux, travail des enfants, violations des droits de l’homme, violations de la réglementation, évasion fiscale, accords de cartel, corruption et soutien au terrorisme… c’est un feu d’artifice!

Oui, j’ai reçu ce rapport [il l’ouvre devant lui], c’était sympa de leur part de me prévenir qu’ils le sortaient. Ce matin [il prend les feuilles que lui tend un porte-parole], mes équipes m’ont dit qu’il y avait énormément de fautes. Il évoque par exemple plusieurs entreprises qui ne nous appartiennent plus, ou des problèmes déjà réglés. On va creuser tout cela. S’il y a vraiment des problèmes, on s’en occupera.

Il y a trois exemples très concrets, en Inde, au Cameroun et au Brésil. A Figuil, au Cameroun, votre cimenterie souffrirait d’un défaut qui permet à de grandes quantités de poussière, parfois toxiques, d’atterrir devant un marché et une école. C’est un vrai problème, non?

Ce sont eux qui l’affirment, mais c’est faux. Je lis dans mes notes qu’à Figuil, en 2014, nous avons installé un système de filtre. Un filtre qu’on a changé en 2017 puis en 2020 pour nous assurer que nous étions en règle avec les standards locaux. Nous avons mandaté une entreprise externe en 2018 qui nous a affirmé qu’en termes d’émissions, nous étions même en deçà de ce qui est autorisé en Suisse. Nous allons vérifier tous ces points et retourner dialoguer avec Greenpeace même si c’est toujours difficile avec eux.

Votre cimenterie à Eclépens est extrêmement propre si on la compare aux images que l’on voit de Figuil au Cameroun. Comme si LafargeHolcim avait un double standard pour ses cimenteries en Suisse et dans le tiers-monde. Comprenez-vous que cela nourrisse la colère des initiants?

Oui, mais les gens croient tout ce que disent les ONG. Il y a beaucoup de mensonges dans cette campagne, comme la petite fille qui figure sur leurs affiches mais qui n’a rien à voir avec la situation décrite derrière elle.

Pourquoi mentiraient-ils?

S’ils n’ont plus rien à critiquer, ils n’ont plus de revenus. C’est la base de leurs activités.

Ne pensez-vous pas qu’une initiative comme celle du 29 novembre vous permettrait au contraire d’avoir un soutien légal suisse fort pour vous aider à mieux régler ces problèmes dans des filiales parfois hors de contrôle?

Notre système de contrôle est de première classe. Nos filiales sont sous contrôle, c’est une obligation légale, ne serait-ce que pour consolider les finances. Ce qui me dérange dans cette initiative – mais qui n’est pas dans le contre-projet – c’est qu’il étend ce contrôle aux fournisseurs. Nous avons 200 000 fournisseurs dans le monde. Nous devrions nous assurer qu’ils se comportent selon des règles que nous leur imposerions? Et serions, en tant que maison mère, responsables d’eux? C’est invraisemblable. C’est une absurdité gigantesque.

Et si elle passe?

Cela nous causera bien plus de dépenses en avocats et en communicants, uniquement des fonctionnaires qui dépensent de l’argent. Moi, je respecte les gens qui ont les pieds dans la pierre ou qui vendent des sacs de ciment. Ce sont eux qui ramènent l’argent.

Plus largement, quel impact une acceptation pourrait-elle avoir pour la Suisse?

Cela va peut-être conduire des entreprises à ne pas s’installer chez nous. Quand j’étais chez Shell, j’ai fait beaucoup d’analyses de situation pour savoir où nous allions installer notre siège. Les conditions juridiques locales sont un élément très important.

Plusieurs des sites pointés par Greenpeace dans son rapport sont hérités de Lafarge. Même si l’on met de côté le dossier syrien (Lafarge a été accusé de financement du terrorisme pour avoir frayé avec des membres de l’Etat islamique), on sait que ce rapprochement entre deux entreprises a posé de nombreux problèmes. En 2015, avez-vous acheté Lafarge ou avez-vous acheté des problèmes?

Je ne peux pas dire qu’on a acheté des problèmes. Il y en a de chaque côté, aussi chez Holcim. Mais là, c’est fini, la fusion est faite, irréversible. Cela ne sert plus à rien de discuter du passé, de qui a fait quoi.

Lire encore: Holcim et Lafarge, deux géants aux histoires divergentes

En 2016, vous annonciez que vous alliez trouver un nouveau nom pour l’entreprise. Avez-vous abandonné cette idée?

C’est toujours possible, mais c’est très cher.

Combien?

Cela va coûter des centaines de millions de francs. Imaginez-vous par exemple qu’il va falloir repeindre 150 000 camions dans le monde.

Vous avez donc étudié le dossier. C’est toujours prévu?

Je ne peux pas vous répondre. Cela doit être décidé par le conseil d’administration et validé par l’Assemblée générale.

Quand aura lieu la prochaine AG?

En mai 2021.

Dernière chose. A La Sarraz, dans le canton de Vaud, des défenseurs du climat occupent une zone vers votre carrière d’Eclépens depuis trois semaines pour lutter contre son extension. Après des tentatives de dialogue, ils affirment que vous avez porté plainte lundi dernier contre eux. Est-ce vraiment la seule solution?

Oui. C’est une violation de domicile. On a essayé de dialoguer avec eux mais ça n’a servi à rien. La commune en a marre, les riverains en ont marre, nos employés en ont marre. On a une certaine patience mais elle a ses limites.

Mais personnellement, comprenez-vous leur démarche?

Oui, je n’ai rien contre eux. Protéger les fleurs, les oiseaux, l’environnement, c’est très bien. Je suis moi-même un fanatique de la nature. D’ailleurs, peut-être que si j’avais 20 ans, j’y serais aussi. Mais là, trop de gens se plaignent. Trois semaines, ça suffit.