Suite à la disparition tragique il y a deux semaines de Carsten Schloter, directeur général de Swisscom, la Suisse a perdu un patron d’envergure. L’Allemand incarnait une sorte d’exception. A plus d’un titre. Notamment parce qu’il s’exprimait sur des sujets politiques et était connu du grand public, accessible et, surtout, charismatique.

Carsten Schloter partageait toutefois avec beaucoup d’autres de ses confrères directeurs un aspect largement répandu dans l’économie helvétique: son origine étrangère. A tel point qu’il y aura bientôt davantage de cadres sans passeport à croix blanche que de natifs helvétiques. Selon une étude de 2013 du cabinet Guido Schilling, leur part se monte cette année à 45% de l’ensemble des dirigeants dans les entreprises suisses. Il s’agit d’un record mondial, ou presque. En 2006, ils n’étaient ainsi que 36%. En constante augmentation, ce chiffre tend toutefois à stagner depuis trois ans.

«Sous peu, je m’attends à ce que les dirigeants étrangers deviennent majoritaires en Suisse», estime Guido Schilling, fondateur et dirigeant du cabinet de conseil en recherche de dirigeants. Dans les entreprises cotées sur le segment principal de la bourse suisse (SMI), c’est déjà le cas, avec plus de deux tiers d’étrangers et même de 75% pour la fonction de PDG. Les postes sont repourvus à hauteur de 88% par des cadres venant d’un autre pays.

Comment expliquer ces quotes-parts si élevées de dirigeants étrangers? Faut-il s’en inquiéter? Les sociétés helvétiques perdent-elles leurs racines, leur identité? «Depuis de nombreuses années, les entreprises suisses ont des problèmes à renouveler leurs dirigeants avec des nationaux. A la recherche du meilleur candidat, elles se tournent naturellement vers l’étranger. Dans une économie toujours plus globalisée, c’est bien davantage les qualifications de la personne qui comptent plutôt que sa nationalité», analyse Guido Schilling. Dimitri Djordjèvic, directeur chez Mercuri Urval Suisse, n’est pas surpris de cette forme de mainmise. Pas de quoi s’en inquiéter selon lui. «La Suisse est un pays microscopique dont l’économie opère sur un marché mondial, avec seulement 8 millions d’habitants pour une population planétaire de 8 milliards. Dans ces conditions, pas étonnant que les patrons étrangers dominent. Je pensais même qu’ils étaient plus nombreux.» Ce phénomène serait donc lié à la globalisation et aux spécificités de l’économie helvé­tique.

«Les entreprises suisses se battent à l’échelle mondiale, contre d’autres très grands groupes. Il est donc tout à fait normal qu’elles fassent appel aux meilleurs. Qu’ils soient Suisses ou étrangers, que ce soit un choix fait en dehors de l’entreprise ou à l’interne, comme récemment avec le nouveau patron d’ABB (ndlr: l’Allemand Ulrich Spiesshofer)», poursuit Guido Schilling. Xavier Comtesse, directeur romand d’Avenir Suisse, rappelle quant à lui un autre aspect: il existe en Suisse une sur­représentation de multinationales par rapport à d’autres pays. Et elles sont souvent leader ou numéro deux mondial dans leur domaine, à l’instar de Nestlé, Holcim, Novartis, Swatch Group ou encore Givaudan. D’où la nécessité de recruter les plus performants, d’où qu’ils viennent, surtout que la culture d’entreprise s’uniformise d’une multinationale à l’autre.

«Peu importe la nationalité du PDG. Il est international comme les activités de son employeur. On est par exemple fier que Nestlé soit un groupe suisse, basé ici, alors que son actionnariat est minoritairement helvétique [ndlr: à hauteur de 35,34%]. La notion de frontière perd beaucoup de sa pertinence dans une multinationale», complète Guido Schilling. «Les actionnaires de ces sociétés ne sont plus suisses. Pourquoi les PDG devraient l’être?» abonde ­Xavier Comtesse. Cornelia Tänzler du cabinet de recrutement international Heads résume: la part des dirigeants étrangers est simplement le reflet du positionnement de l’économie suisse.

Dont acte. Mais d’où viennent ces perles rares? Majoritairement du monde anglo-saxon, même si l’Allemagne arrive en tête (32%). La proximité géographique et la similitude linguistique expliquent pour une bonne part cette prééminence. Mais pas seulement: «L’Allemagne est la locomotive européenne. On a tendance à considérer ce pays comme le modèle dans beaucoup de secteurs d’activité. La Suisse fait donc appel à ses diverses compétences», selon Dimitri Djordjèvic.

Cette quête de l’excellence s’explique aussi pour les Etats-Unis et le Royaume-Uni, dans un contexte où l’anglais est devenu la langue économique universelle. La Suisse romande compte, elle, davantage sur les patrons français (Richemont, Givaudan, etc.). En raison de cette pénurie interne, la quête de l’homme providentiel, plus rarement de la femme, peut prendre du temps. «Il y a quelques années, Sulzer avait mis douze mois avant de dénicher un nouveau directeur», rappelle Guido Schilling.

Si les ressources locales sont considérées de manière unanime comme trop faibles, les experts réfutent en bloc le fait que la Suisse ne forme pas assez de talents ou que les écoles de management ne soient pas à la hauteur. Au contraire. «La Suisse possède d’excellentes institutions de formation», balaie Cornelia Tänzler. Dimitri Djordjèvic parle même de leadership et d’avant-garde suisse en la matière, en citant entre autres l’IMD, école basée à Lausanne. Il concède toutefois certaines faiblesses aux managers suisses: «Souvent, ils n’ont pas assez roulé leur bosse, ne sont pas assez compétitifs.» Peu de patrons helvétiques connus ou médiatisés dirigent en effet une entreprise à l’étranger. Certes, il y avait l’exemple emblématique de Josef Ackermann à la tête de la Deutsche Bank, mais c’est un peu l’arbre qui cache la forêt. En cherchant bien, on peut encore citer Peter Voser, patron de BP, mais qui a annoncé son départ.

Ces patrons étrangers ne risquent-ils toutefois pas de bousculer notre paix du travail? Jean Christophe Schwaab, conseiller national (PS/VD), estime que ces nouveaux managers, surtout dans les multinationales étrangères, n’ont pas la «culture du partenariat social» comme elle se pratique en Suisse. D’où un décalage qui peut avoir des incidences sur le personnel, lors de restructurations notamment. D’autres reprochent à ces dirigeants leur intégration insuffisante dans le tissu local ou national. «A Bulle, dans une entreprise allemande, il n’y a que des cadres allemands, qui n’habitent même pas la région», témoigne Jean-François Rime, président de l’Union suisse des arts et des métiers (USAM), qui parle toutefois d’une exception.

Pour sa part, Dimitri Djordjèvic pense que les expatriés, surtout ceux dont le mandat est limité dans le temps, ne s’adaptent que peu et que certains problèmes d’intégration, liés souvent à la méconnaissance de la langue, peuvent surgir. Il évoque le cas extrême d’un cadre, présent depuis quinze ans en Suisse, incapable de commander une bière dans l’idiome local. L’expert relativise toutefois en indiquant qu’il existe de tout. Des patrons, dont les enfants, parfaitement intégrés, ont oublié leur langue maternelle, à ceux qui s’empressent de repartir à Londres le week-end venu pour fuir la petite Suisse, parfois «un brin ennuyante». De manière générale, le spécialiste pense que ces PDG vivent plutôt «en vase clos».

Une remarque qui fait bondir Xavier Comtesse. «C’est archi-faux. Prenez Peter Brabeck, président autrichien de Nestlé. Il est parfaitement intégré et a développé une suissitude supérieure à bien des Helvètes.» Pour le directeur romand du think tank, «ces patrons sont globaux parce qu’ils pensent aussi local. Et vice versa». Et de rappeler qu’il n’existe pas de culture dominante en Suisse. D’où une culture de l’intégration. Non seulement à l’égard de la main-d’œuvre traditionnelle mais aussi vis-à-vis des PDG, selon lui.

«Certains patrons, certes, s’intègrent peu. Mais tout dépend si cela est important ou pas pour l’entreprise qui les emploie», note Cornelia Tänzler. Et tout dépend aussi à quel stade de leur carrière ils se trouvent. «Pour la plupart, une fois qu’ils ont goûté à la qualité de vie suisse, ils n’ont plus envie de repartir», indique la spécialiste.

Récemment, le directeur général démissionnaire d’ABB Joe Hogan a confié que son départ de l’entreprise zurichoise ne sera pas aisé. Que la Suisse allait lui manquer. «Je me suis vraiment senti très bien ici», a dit l’Américain. Ce sont avant tout les conditions-cadres et de vie qu’apprécient les patrons allochtones. «En comparaison européenne, ils ont un peu l’impression de débarquer dans un petit paradis», de l’avis de Dimitri Djordjèvic. «Ils apprécient en particulier que leurs enfants puissent se rendre à pied et non accompagnés à l’école. Ailleurs, ils auraient un chauffeur», selon Xavier Comtesse.

Reste que la situation est en train de se péjorer, met en garde Jean-François Rime, président de l’USAM. «Jusqu’ici, la Suisse offrait une grande stabilité politique et juridique. Depuis la dernière législature, tout est devenu beaucoup plus imprévisible. Il y a moins de sécurité du droit», s’inquiète le conseiller national UDC, citant en vrac feu la Lex USA, les initiatives Minder et 1:12. Une incertitude que ne goûtent pas les patrons. Ni leurs employeurs, avertit-il. Ce printemps, Peter Brabeck, président de Nestlé, avait en quelque sorte déjà tiré la sonnette d’alarme. «L’environnement politique et réglementaire suisse devient plus difficile pour les entreprises cotées en bourse.» Des solutions pragmatiques doivent être trouvées pour préserver l’attrait du pays, soulignait-il, constatant que la réglementation pour l’heure «raisonnable» de la place économique suisse est «constamment mise en question».

«Peu importela nationalité du PDG.Il est international, comme les activitésde son employeur»