Il a adopté les costumes sobres et les codes confidentiels des plus riches entrepreneurs de la planète, mais il prend un malin plaisir à entretenir un style direct et spontané. «Je suis Binod Chaudhary et mon pays est le Népal», clame l’unique milliardaire de l’une des contrées les plus pauvres du monde. Et depuis un superbe bureau en baies vitrées, il contemple sa capitale, Katmandou, dans une vallée cintrée de montages. Il désigne, en contrebas, un bâtiment délabré: «C’est la maternité où je suis né. Finalement, je n’ai parcouru que quelques mètres en toute une vie», s’amuse-t-il. C’était assez pour «faire les choses en grand», comme le promet le titre de son autobiographie, Making it Big.

Car cet enfant du pays brasse une fortune estimée par le magazine Forbes à 1,5 milliard de dollars, qui s’est bâtie sur la popularité de ses nouilles instantanées Wai Wai. Aujourd’hui, son conglomérat, Chaudhary Group, se décline en 122 compagnies à travers 19 pays. Jonglant avec une quinzaine de secteurs comprenant l’alimentaire, les services financiers, l’énergie ou les hôtels de luxe, le tycoon a écrit une success story hors du commun dans l’histoire de son pays.

Du textile, des boîtes puis des nouilles

Adolescent, il rêvait de voyages et de cinéma. Mais, à 18 ans, les problèmes de santé de son père le forcent à reprendre l’affaire familiale de textile qui avait démarré avec son grand-père, simple marchand venu du Rajasthan pour vendre des saris au Népal. Binod Chaudhary apprend donc sur le tas et se risque aussi à ses propres projets. Il échoue parfois; il persévère toujours. Dans la Katmandou des années hippies, il ouvre notamment la première boîte de nuit, en s’associant avec son ami le prince Dhirendra, dont le père est le roi du Népal.

Un jour, une idée lumineuse lui vient en récupérant sa valise à l’aéroport, alors qu’il rentre de Bangkok. Des cartons entiers de nouilles instantanées encombrent le tapis roulant. «J’ai demandé aux gens pourquoi ils en ramenaient tant. Ils m’ont expliqué qu’ils adoraient ces nouilles et je me suis dit qu’il fallait absolument en produire au Népal!»

C’est ainsi que, en 1984, les fameuses nouilles Wai Wai sont nées. Tout le Népal va les adopter. Et le jeune entrepreneur ouvre d’autres usines dans le nord-est de l’Inde, région agitée par des insurrections. Mais Binod Chaudhary s’accommode de tout, notamment des guerres. A commencer par celle de son propre pays, ensanglanté dans les années 1990 par une insurrection des rebelles maoïstes contre la monarchie régnante. «Ce n’était pas facile de travailler avec deux gouvernements parallèles qui voulaient s’entre-tuer», se souvient Chaudhary. Mais il pactise avec les forces ennemies pour sauver le commerce de ses nouilles. On raconte que, au plus fort de la guerre, seuls les camions Wai Wai sillonnaient encore les routes du royaume.

Il ne s’arrête pas là et décide, en 1995, d’ouvrir un bureau à Singapour. Il crée ainsi la première multinationale népalaise et va pouvoir démarrer son aventure hôtelière. Pour l’évoquer, il raconte une anecdote de l’adolescence quand, en vacances à Bombay, il était allé admirer l’hôtel légendaire du Taj Mahal Palace. Il avait voulu y pénétrer, avant d’être arrêté par un ami: «N’y entre pas! Ils vont nous mettre dehors.» Aurait-il pu imaginer que, des années plus tard, il allait signer «le meilleur contrat jamais conclu avec les Taj Hotels»? Car, sans expérience, il reprendra en 2000 leur hôtel de Colombo, au bord de la faillite dans un Sri Lanka en guerre. Aujourd’hui, son groupe hôtelier est le plus gros partenaire de la chaîne et possède 92 hôtels de luxe répartis dans 12 pays.

«Plutôt un libéral laïque»

Au Népal, les tragédies s’enchaînent. La guerre civile fait rage et, en 2001, la dynastie royale des Shah est quasiment décimée, quand l’un des leurs massacre au fusil d’assaut neuf membres de sa famille. Mais, bientôt, la démocratie se fraie un chemin et les anciens chefs rebelles maoïstes prennent le pouvoir par les urnes. Comme les rois avant eux, ils ne mettront jamais de bâton dans les roues du milliardaire. «Toute sa vie, Binod Chaudhary a été dans les bonnes grâces du pouvoir, souligne le journaliste Yubaraj Ghimire. Il inspire la confiance et se retrouve dans tous les cercles, lui-même étant plutôt un libéral laïque.»

Le milliardaire passe désormais son temps dans des avions et des hôtels de luxe, mais il «pose ses valises à Katmandou», où l’attend son épouse Sarika. S’il aime le plaisir des randonnées dans l’Himalaya, il s’offre aussi des voyages luxueux, telle sa dernière croisière en Alaska avec le célèbre gourou Sri Sri Ravi Shankar, ou orchestre en avril dernier un mariage extravagant pour son cadet Varun.

Certes, il ne s’inquiète plus de l’avenir de son conglomérat, confié à ses trois fils. Les nouilles Wai Wai, pour ne citer qu’elles, couvrent presque 3% du marché mondial. Et Binod Chaudhary est tenté par d’autres cieux depuis qu’il est devenu député, cet hiver, sous les couleurs du Nepali Congress. «Si j’ai pu bâtir un empire, peut-être pourrai-je aider à la prospérité de mon pays?»


Profil

14 avril 1955 Naissance à Katmandou

1973 Il prend la direction de la petite entreprise familiale de textile

1984 Lancement de la marque de nouilles instantanées Wai Wai

1995 Création à Singapour de la première multinationale népalaise

2000 Premières acquisitions hôtelières du Chaudhary Group

2014 Entrée dans le classement des milliardaires du magazine «Forbes»