Compétitivité
Les Allemands n’ont pas le monopole européen du savoir-faire industriel. Reportage dans les usines du nord de l’Italie, qui tournent à plein régime

D’un côté de la chaîne: une centaine de gélules vierges de toute inscription. De l’autre: une palette de boîtes parfaitement alignées et étiquetées. Entre deux, une dizaine de robots d’acier aux bras articulés qui placent minutieusement les médicaments dans leurs emballages respectifs. Les ouvriers ont le sourire: les tests sont concluants. Les machines sur lesquels ils transpirent depuis plusieurs mois vont bientôt pouvoir être livrées à leur client indien.
Dans cette usine quasi neuve du groupe italien Marchesini, dans la banlieue sud de Bologne, les 700 employés inventent des machines qui emballeront les médicaments de Novartis, GSK ou Sandoz. A 300 kilomètres au nord de Rome, dans la région d’Emilie-Romagne, l’industrie tourne à plein régime. On y conçoit des automates de plus d’une tonne qui seront expédiés au Brésil, en Chine, en Afrique du Sud… «Nous sommes très exposés aux pays émergents», admet d’emblée Guido Rossi, responsable de la communication de Marchesini.
Au cœur d’une Europe engluée dans des mesures d’austérité qui minent ses capacités de production, le succès industriel d’Emilie-Romagne ne s’explique pas uniquement par des exportations ciblées. «La force de l’industrie locale tient aussi aux très nombreuses petites entreprises de la région, qui tissent comme une toile autour de nous», soutient Massimo Marchesini, fondateur, en 1974, du groupe homonyme. Si l’octogénaire n’occupe plus un poste haut placé dans l’entreprise, il y a conservé un bureau. Et s’y rend chaque matin à huit heures tapantes. Rencontré au hasard de la visite de la fabrique, il pourrait raconter des heures durant son amour de la culture industrielle régionale. Massimo Marchesini maintient que cette structure de petites et moyennes entreprises particulièrement soudées permet la dispersion des effets d’une crise économique globale.
«Il faut arrêter de croire que l’industrie nord-italienne est morte», martèle le professeur d’économie Franco Mosconi, dans son petit bureau de l’Université de Parme. Dans un ouvrage récent sur le modèle industriel de la région*, il relève qu’un «système industriel régional qui se distingue par une base manufacturière solide et une forte vocation à l’exportation» devrait être préservé des tumultes financiers internationaux. Interrompu sans cesse par des étudiants qui frappent à sa porte, Franco Mosconi insiste: «Oui, l’Italie va mal et le nord du pays se débat pour survivre. Mais, contrairement au reste de l’Europe, en Emilie-Romagne, l’industrie représente toujours un pan très solide de notre économie» (voir encadré).
Depuis la reprise en main de l’Italie – il y a à peine plus d’une année – par Mario Monti et son équipe de technocrates, «les perspectives à long terme de l’Italie [se sont] améliorées», note l’OCDE dans ses prévisions économiques publiées la semaine dernière. Le chômage se tasse, les taux d’emprunt du gouvernement à dix ans sont au plus bas depuis 2010 et, selon les analystes de la banque Intesa Sanpaolo, la production industrielle connaît une «stabilisation globale […] au troisième trimestre, qui interrompt la tendance à la baisse constatée toute l’année».
Alors qu’en Europe les annonces de fermeture de sites industriels se multiplient (Peugeot, Petroplus, Alcoa, ArcelorMittal…), la confection des machines d’emballage d’Emilie-Romagne sort du lot. La concentration d’entreprises actives dans ce domaine est telle que le périmètre de quelque cent kilomètres autour de Bologne a été rebaptisé «Packaging Valley». Selon une étude des banques locales Carisbo et Banca Monteparma, ce secteur affichait au premier semestre 2012 une croissance de 9% par rapport à 2008. Entre 2000 et 2011, les exportations à destination des BRICS se sont accrues de 260,4%.
Les machines d’emballage? «Moi non plus, je ne savais pas d’où venait mon tube d’aspirine ou mon paquet de chewing-gum», reconnaît la guide du Musée du patrimoine industriel de Bologne. Avant de souligner: «On devrait pourtant être aussi connu que la Silicon Valley.» Un point commun: la légende veut que les premières machines aient été imaginées dans les garages de la région. En se baladant dans cette antique fabrique transformée en musée, slalomant entre ces immenses engins à emballer d’un autre temps, le visiteur s’imprègne d’un passé historique qui n’est pas étranger à la réussite actuelle de la région.
La guide s’arrête pour farfouiller dans son gros dossier qui déborde de feuilles volantes. Et finit par abandonner ses notes. Les écriteaux disséminés à l’intérieur même du four géant autour duquel se déploie l’exposition lui serviront d’antisèches. Dès le XIVe siècle, la ville s’est attelée à la confection d’un complexe réseau de canaux souterrains pour faire tourner les centaines de roues à aube des Bolonais. Des rivières souterraines sont d’ailleurs encore partiellement visibles grâce à de petites lucarnes cachées au détour des ruelles du centre-ville.
L’énergie industrielle de la région brûlait autrefois pour produire de la soie. Aujourd’hui, elle est dédiée à la mise en boîte du café, des cigarettes, de produits cosmétiques, des pâtes… Et du thé. Dans la banlieue est de la capitale du ragù, la fabrique du groupe IMA disperse des odeurs d’herbes sauvages aux quatre vents. En marchant sur des cadavres de sachets de thé à demi ficelés, Daniele Vacchi, directeur de la communication du leader mondial des fabricants de machines à emballer les infusions, note que «2011 a été la meilleure de nos 50 dernières années. Et 2012 va battre tous les records. Nous avons trop de travail depuis deux ans…» Le nombre d’employés est pourtant en augmentation croissante: de 3129 en 2010, il est aujourd’hui de 3524.
La visite s’interrompt devant un robot de 2 mètres de haut, encore mal réglé puisqu’il mitraille de petites pochettes de thé dans tous les coins. Ses 4,5 tonnes d’acier ont nécessité six mois de préparation pour débiter aujourd’hui 300 sachets par minute. Son coût: 1,2 million d’euros.
«Le terme de «Packaging Valley» est une façon rapide de détailler quelque chose de complexe», explique Daniele Vacchi dans un français presque parfait. Lui aussi pense que «l’arme secrète» de la région doit être cherchée dans les relations entre ses centaines de minuscules entreprises. «Lorsque la crise a frappé, nous nous sommes tous serré les coudes, nous nous faisons confiance, nous partageons un tissu de relations informelles qui ne s’écrivent pas dans des contrats, détaille le quinquagénaire en triturant un sachet déchiré. L’économie est portée par la région: elle possède une culture industrielle historique. L’Italie est étranglée, mais l’Emilie-Romagne tient le choc.»
Alors qu’en France le rapport de Louis Gallois a récemment relancé le débat sur l’industrie française et que l’économie allemande reste un modèle pour l’Europe, l’alternative que présente le modèle industriel italien est trop souvent laissée de côté. Les salaires y sont plus bas qu’en Allemagne, mais les charges sociales portent le coût du travail à un niveau similaire. Contactés, les syndicats locaux disent certes craindre la crise et la menace d’une précarisation du statut des ouvriers (par le biais notamment d’une augmentation des contrats temporaires). Ils reconnaissent cependant que l’emballage «ne connaît pas les mêmes difficultés» que les autres secteurs.
La bonne forme de l’industrie d’Emilie-Romagne rappelle que l’Italie possède encore des ressources. C’est du moins le message que veut faire passer un grand établissement bancaire dans les gares de Bologne, Parme ou Milan: «L’Italia merita ancora credito.»
* La metamorfosi del «Modello emiliano», Franco Mosconi, novembre 2012, Ed. Il Mulino.
«Moi non plus, je ne savais pas d’où venait mon tube d’aspirine ou mon paquet de chewing-gum…»
«2011 a été la meilleure de nos 50 dernières années. Et 2012 va battre tous les records»